27.03.2009
La conjuration du sablier
La plaine qui n’ondulait jamais était humide et la forêt tout au bout mettait brutalement fin à son destin de plaine.
C’était un mur de pins sombres où bataillait le vent, la forêt, et c’était vers ce mur que je marchais, cependant que le soleil tout pâle glissait sur les dernières plaques de neige. Derrière moi, il n’y avait rien. Que du souffle invisible sur le silence de mon histoire.
J’ai levé les yeux au ciel. J’y cherchais un oiseau, j’y cherchais un voyage qui pût me rassurer du mien, me chuchoter tu n’es pas si seul dans la désespérance, pas si perdu dans tes errances, regarde la blessure fatiguée de mes ailes, regarde l’immensité des nuages à l’assaut desquels me porte cette blessure, regarde le sang par les vents injecté dans mon œil, vois l’impossibilité de mes chimères ataviques et vois la mort au bout sans qu’aucun vide, nulle part, ne s’inscrive sur la face du monde. Mort anonyme. Sépulture introuvable. Néant dérisoire.
Mais le ciel était muet. Pas même un nuage en forme d‘allégorie, de ces nuages qu’on lit, comme des monstres ou comme des jouets, quand on a refermé tous ses livres.
Je marchais vers la forêt parce que j’y avais cru voir la silhouette chancelante d’un homme. On ne voit pas beaucoup d’hommes par ici. On ne voit que la plaine et sa toile de fond, le rideau des pins.
Que viendraient faire ici les hommes ? Depuis longtemps mon pacte avec eux avait été rompu. A tel point que même là, sous le vent, sur la neige éparse et sous le ciel immaculé, la forêt semblait reculer devant moi, comme si elle refusait que je la rejoigne, comme si sous mes pas s’allongeait la plaine et comme si l’intrus échoué là bas, à la lisière, s’obstinait à repousser l’échéance d’une rencontre.
C’est alors que j’ai vu l’oiseau. Non. J’ai d’abord vu son ombre qui se déployait sur le sol. Après seulement, j’ai reconnu un corbeau. Un vrai corbeau. Pas une de ces corneilles ou autres freux qui habitaient là-bas, autrefois, sur les marais et les labours paisibles des brises océanes. Un grand corbeau. Un lointain consanguin des nettoyeurs d’Austerlitz. Tellement noir qu’il m’en a semblé bleu.
Il a plongé sur la lisière et je me suis arrêté tout net. C’était un signe. Je devais m’arrêter là. Il y avait de la mort blottie sous l’envergure puissante de ses ailes.
La forêt est venue jusqu’à moi. Un nuage est passé et le soleil s’est tu, vaincu par la pénombre.
L’oiseau picorait avec force délectation les yeux de l’homme sur le sol étendu. Le mort n’était pas mort et se prêtait au jeu. Il embrassait le bec et caressait la plume à chaque lambeau de chair arraché à sa vie.
Quelqu’un a frappé. J’ai cru. C’était le vent qui secouait violemment les volets.
En sursaut, j’ai regardé par la fenêtre. La lune dormait encore entre deux branches livides.
Je me suis levé. J’ai bu la dernière eau-de-vie de mon histoire et me suis mis à écrire.
Je n’ai depuis lors jamais cessé de tenter de remonter le temps.
Faire reculer la forêt.
Image : Philip Seelen
10:05 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Je suis heureuse de te voir de retour chez toi ...
Débla : cyber mamie ( sourire)
Écrit par : Débla | 27.03.2009
"Un ancêtre lointain des nettoyeurs d’Austerlitz" Ancêtre ou descendant?
J'aime bien cette idéée de faire reculer la forêt, à la frontière de laquelle les corbeaux nous attendent.
Écrit par : Feuilly | 27.03.2009
Bien sûr, Feuilly...C'est que je remontais déjà le temps...
Écrit par : Bertrand | 27.03.2009
"Derrière moi, il n'y avait rien. Que du souffle invisible sur le silence de mon histoire".
"(...) Vois la mort au bout, sans qu'aucun vide, nulle part, ne s'inscrive sur la face du monde."
"Le mort n'était pas mort et se prêtait au jeu. Il embrassait le bec et caressait la plume à chaque lambeau de chair arraché à sa vie."
Il faudrait citer tout le texte.
Magnifique !
Écrit par : michèle pambrun | 27.03.2009
Débla, oui, je voulais prendre de la distance.... Je me suis ravisé parce que, finalement, c'est là que j'écris ce qui peut être accessible directement, ailleurs que dans mes manuscrits et que, écrire, c'est ce que je fais au quotidien.
La distance que je prends, c'est du point de vue du vagabondage schizo de blogs en blogs, commentaires là, puis ici, réponses, malentendus, colères et...On finit par être dans une salle où tout le monde parle en même temps et où personne ne s'entend. Et pendant ce temps, le temps file...
Michèle, merci de votre lecture, ça n'est pas un texte enjoué, comme vous l'avez éprouvé sans aucun doute, mais un texte pour cette fatalité qui nous guette et qui, pour une bonne part,commande le besoin d'écrire. En tout cas chez moi.
Philip qui n'es pas encore venu, merci pour l'image que j'ai empruntée sans ta permission. Débla me disait par ailleurs : Comme elle colle à ton texte ! Elle en est en tout cas, l'image je veux dire, l'inspiratrice, le catalyseur émotif
Écrit par : Bertrand | 27.03.2009
Bertrand salut,
Ah ! la porte condamnée est à nouveau en fonction, le dégel est donc d'actualité. JLK vient de me dire ton message de sympathie au piaf de ses carnets. Lu sa réponse, le Flop en question c'est moi, c'est ainsi que me surnommaient mes amis, ce surnom est un dérivé mal francisé de "Flupke", et de son diminutif flamand "Flupkje", "Petit Philip" en dialecte du Limbourg, ma mère était de Maastricht. Les francophones ont adapté ce joli diminutif flamand sautillant en Flop, ce sont des nuls parfois les francophones ...
Pour l'image y a pas de problème si tu mets la provenance comme tu l'as fait. Lier le destin de mes productions d'imagier à tes productions d'écrivain est le signe d'une amicale complicité qui en ces temps d'isolation est plutôt rassurante, n'est-il pas ?
A toute, suis en plein turbin, la pause est finie, je dois te quitter. Je lirai ton récit ci-dessus à ma prochaine visite ce soir. Salut Bertrand. Philip
Écrit par : Philip Seelen | 27.03.2009
Moi j'appelle ça: "L'Ankou dans l'aile..." Cette histoire de contre-temps, de suspension et d'eau de vie...
Amitiés!
Stéphane.
Écrit par : Stéphane Prat | 28.03.2009
Ah, Stéphane, c'est joliment dit et ça colle à merveille ! Et je vois que ta culture bretonne est au rendez-vous...L'Ankou, si je ne m'abuse, c'est la mort dans les contes bretons, non ? Plus exactement l'aide de camp de la mort ?
Amitiés itou
Bertrand
Écrit par : Bertrand | 28.03.2009
Oui, c'est bien lui...
Enfin, c'est aussi histoire de se moquer de lui, et de son folklore. Mais ici, c'est ainsi, on n'échappe pas plus à l'Ankou qu'à celle qu'il est censé personnifier.
Pour tout te dire, sur mon blog, il y a quelque temps j'avais écrit une phrase qui s'intitulait "l'Ankou dans l'aile", et qui dit : "Quand sur nos côtes le corbeau aura remplacé le goéland, nous ferons moins les malins..."
Ton histoire de corbeau m'a ramené au titre de cette phrase. Mais à vrai dire j'aime autant le corbeau que le goéland, même s'ils ont la mauvaise habitude de gueuler très fort et très tôt le matin. Mais ils ont une envergure comparable et sont vraiment majestueux.
A propos de corbeau et de mort, ça me rappelle une histoire de Enrico Morovich, "un vol de corbeaux", où il est notamment question d'un corbeau qui se pinte le bec chez un paysan. Tiens! Je mettrai cette histoire de Morovitch en lignes sur le Manchot, demain, ça fera écho à la tienne.
Salut!
Écrit par : Stéphane Prat | 28.03.2009
Ce texte se trouve dans "Miracles quotidiens" de E. Morovich, donc, aux éditions Solin. Voici les références du livre : http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/morovich/miracles-quotidiens,1460266.aspx
Faut que je demande l'autorisation avant de le mettre en lignes. Autant faire les choses correctement...
A mardi.
Écrit par : Stéphane Prat | 29.03.2009
Ici, tu nous joues quelque chose de fort et tu nous le joues bien Bertrand.
Tu offres à notre lecture un petit bijou de petite nouvelle angoissante et fantastique. Nouvelle, fulgurante évocation à notre résistance à tous à cette grande fatale, à ce besoin d'écrire pour faire reculer la date et prolonger la plaine, à cette solitude entre ciel, plaine, forêt, imaginaire, corbeau carnivore fidèle compagnon et nettoyeur repu des boucheries de Napo, à ce vivant jouant avec la mort, caressant la mort, mais survient à temps ton rappel du vent à la vie, à l'écriture, à cette belle métaphore d'Eau-de-Vie qui donne énergie de poursuivre et d'écrire pour faire reculer le temps et la forêt.
L'écriture pour résister au temps, pour conjurer la mort, pour vivre, j'aime bien ton programme l'ami.
"La conjuration du Sablier", c'est un beau cauchemar. Explicite. Pas Freudien pour un sou. Je m'y suis bien plu dans l'univers de tes quarante lignes pleines et denses. Elles me rappellent la pensée de Spinoza:
« Un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie »
Spinoza ne pense pas le malheur ni le renoncement ou l’anéantissement de soi. La construction spinoziste des passions apparaît comme une philosophie de la joie. La mort en elle-même n'est rien pour nous ; il n'y a pas de pensée véritable de la mort.
Et tu finis ta nouvelle par la résistance et la vie...
"Je me suis levé.
J’ai bu la dernière eau-de-vie de mon histoire et me suis mis à écrire.
Je n’ai depuis lors jamais cessé de tenter de remonter le temps.
Faire reculer la forêt."
Philip fait aussi reculer la sienne de forêt.
Écrit par : Philip Seelen | 29.03.2009
Ecrire pour faire reculer le temps, en effet. Remonter dans les souvenirs pour toucher à l'authentique, à ce qui a vraiment compté pour nous et ensuite écrire tout cela, pour l'immortaliser. Un pied de nez au temps, en quelque sorte. Une illusion aussi, bien entendu. Mais que faire d'autre, face aux corbeaux qui nous attendent à la lisière de la forêt?
Écrit par : Feuilly | 30.03.2009
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