14.01.2009
Polska B dzisiaj
Au dehors, la neige se couche presque à l’horizontale. Elle fuit comme paniquée devant les souffles gelés de janvier et elle s’engouffre à toute vitesse sous le rideau noir des pins. J’essuie la buée de la vitre et jette un coup d’œil au thermomètre que le vent chahute de droite à gauche, tant qu’on dirait une pendule qui s’activerait pour que les heures ne se figent pas elles aussi sous la morsure du gel.
Moins dix neuf.
Je pense à mon grand père. S’il tombait trois flocons sur sa ferme délabrée et si d’aventure le thermomètre cloué sur la porte de sa grange indiquait zéro, il évoquait immanquablement la guerre et les loups. Il racontait les yeux mi-clos, sa voix vacillait et sa langue fourchait autant sous le poids du vin que sous celui des années perdues.
Sous la chandelle timide, nous l’écoutions en silence. Une bande de loups était venue vadrouiller dans les bois du Fouilloux pendant l’hiver 42 où il avait fait un froid de canards. Les gens s’étaient armés de fourches et de bâtons et les enfants avaient manqué l’école. Parlait-il des Allemands, mon grand père, ou de la bête famélique des bois ? Sans doute des deux puisqu’il parlait du mal. Mais je me demande encore pourquoi dans sa tête pleine de fatigue et d’ennuis, la guerre et les loups étaient ainsi associés aux velléités neigeuses de l’hiver.
Mon voisin Marek, lui, n’a pas connu la guerre. Il est né quelque douze ans après la fin des tueries. Il montre pourtant les lisières de la forêt où tourbillonne la tempête en neige et il dit y avoir vu des loups.
Je veux qu’il me raconte et il s’en étonne, un brin moqueur. Quoi d’intéressant là-dedans, hein ?
Il ne peut bien sûr comprendre que son vécu fait partie de mes légendes. Que nous sommes décalés d’un monde et que, bien qu’étant quasiment un siècle plus jeune que lui, il parle comme mon grand père.
Il n’y a pas si longtemps. Dans les années soixante dix, celles de ses vingt ans.
La nuit, il entendait parfois hurler des loups depuis les profondeurs humides de la forêt. Ça n’était pas forcément l’hiver. Bien sûr, il était arrivé deux ou trois fois que son père et lui s’arment de fusils et suivent sur la neige des traces qui s’étaient dans la nuit approchées de trop près des bâtiments. C’étaient comme les empreintes d’un gros chien, mais plus profondément creusées et avec les griffes nettement dessinées. Ils tâchaient d’éloigner la bête par des cris et des coups de feu en investissant une part de son territoire. La piste courait cependant très loin dans les sous-bois. Elle se perdait bientôt dans les marécages gelés tandis que la nuit revenait très vite à l’assaut du monde. Toujours, ils avaient abandonné la quête avant d’avoir pu rencontrer le rôdeur.
Mais c’était surtout les nuits d’été qu’il les entendait gémir depuis son lit d’enfant. Il n’aimait pas ça, c’était d’une tristesse effrayante. Comme la plainte d’un blessé qu’on aurait jeté aux fourrés et qui crierait son désespoir et sa souffrance aux mondes étoilés.
Marek parle aussi d’une brebis égorgée en plein après-midi et au beau milieu de cette prairie que j’aperçois aujourd’hui devant moi, engloutie sous le matelas neigeux. Il s’en souvient bien : son père l’avait violemment réprimandé. C’est lui en effet qui en avait la garde mais le printemps était vert, l’air bleu se réchauffait doucement et le soleil arrosait joliment les cimes de la forêt. Marek était parti en vadrouille.
Comme mon esprit sous les chuintements de son histoire. Il a cinquante ans et il parle effectivement comme mon grand père à quatre vingt, il y a de cela plus de quarante ans. Comme si le monde avait été beaucoup moins vite ici, comme si, dans le même temps, les « il était une fois » de là-bas étaient ici les présents.
Et je remonte le temps encore. Quand l’époque gallo-romaine resplendissait de toutes ses villas sur les bords de mer de la campagne charentaise, il n’y avait ici que de la forêt immense, sombre et inconnue, hantée par des tribus errantes et sans nom parce que sans histoire encore. La mémoire polonaise remonte aux Piast, la dynastie fondatrice de la nation, vers la fin du premier millénaire et la christianisation de 966.
Nous en étions déjà sur nos rivages, à presque 1000 ans de controverses politiques et de prises successives de pouvoir dynastique.
Pas étonnant alors que l’extermination des loups ait pris du retard et que, même, au hasard d’un hiver plus brutal, ils réapparaissent encore sporadiquement.
Mais les vrais loups aujourd’hui ne se cachent plus dans les profondeurs sauvages de la forêt. Ils ont su se faire aimer des hommes.
Las de saigner les brebis, ils hypnotisent plutôt les ouailles.
08:25 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Mon camarade Feuilly va encore dire que la fin, on dirait du Ferré...
Écrit par : B.redonnet | 13.01.2009
C'est un bonheur, Bertrand, que cette langue, l'Histoire et les images qu'elle charrie, dans un mouvement qui fait que ce qui est arrivé une fois arrivera de nouveau, non pas dans la répétition, mais dans un élan qui porte en lui-même sa perpétuelle et changeante révélation. Du sens comme contenu en même temps que toujours en expansion.
Il me semble avoir entendu, ailleurs, dans un autre de vos textes, parler de ce grand-père, dont la fille " dressait (volontiers) la liste de tous ceux que l'alchimie de la barrique avait prématurément couchés au champ de navets ".
Ce grand-père qui " eut une grosse fatigue, plus impérieuse que d'habitude, dont il ne se réveilla plus. Il était déjà bien tard. Plus de quatre-vingts printemps avaient sonné à l'horloge de ce singulier édifice ".
Vous lire c'est partir en vadrouille dans les forêts, s'emplir la tête et le regard, et puis attendre que les choses se déposent.
Écrit par : michèle pambrun | 13.01.2009
...hier à Moscou nous avons eu +3... et pour aufourd'hui on nous a pronostiqué environ 0 degrés. Qu'est-ce qui se passe dans le monde? :(
Bonne journée et salutation de Moscou!
Plume
Écrit par : Plume de loin | 14.01.2009
@ Plume : Oui, il fait beaucoup plus doux à Moscou qu'à l'est de la Pologne. Nous avions encore moins treize ou moins quatorze ce matin !
Pour un océanique de ma trempe, c'est beaucoup !
Cordialement
@ Michèle : Merci de votre lecture. Le grand-père fait effectivement les apparitions que vous citez dans "Le silence des Chrysanthèmes", rebaptisé "Cordes" et qui est toujours en attente d'un éditeur.
Enfin, quand je dis en attente, c'est un peu pas vrai, puisqu'ill est sur voie de garage et sur mon disque dur. C'est pas là qu'il trouvera preneur !
Cordialement
Écrit par : B.redonnet | 14.01.2009
Des loups sur les bords de l'océan en 1942? Je suis un peu étonné.
Écrit par : Feuilly | 15.01.2009
Feuilly, la Vienne n'est pas le bord de l'océan et puis, c'est mon grand père qui fantasme, pas moi...
Écrit par : B.redonnet | 15.01.2009
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