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23.12.2008

Souvenir de quand j'étais bûcheron

P6180036.JPGDans la forêt de Benon, je pratiquais des tailles blanches, orientées du sud au nord, dans d’immenses parcelles de chênes noirs, d’érables et de gros noisetiers. Je coupais des bandes larges de dix mètres, laissais dix mètres de forêt et ainsi de suite. Dans ces bandes, sitôt la récolte débardée en grumes ou en stères, des machines dessouchaient, d’autres percaient des trous et des essences nouvelles étaient replantées.
Des merisiers, des noyers, des chênes truffiers aussi, à titre  expérimental.
Ce qui me faisait ricaner. Une fois à la barbe de l’ingénieur forestier,  pour des eucalyptus.
- L’orientation est parfaite et le terrain est bon, avait dit le jeune ingénieur.
- Ils gèleront, avais-je prédit pour le taquiner et parce que je n'aime pas les végétations exilées sous un climat qui n'est pas le leur. Je n'aime pas qu'on force la main aux paysages.
- Ils peuvent supporter jusqu’à moins dix. C’est exceptionnel chez nous. Tous les vingt, vingt cinq  ans, et encore…
- Et ils  sont exploitables au bout de combien de temps,  tes eucalyptus ?
- A peu près vingt ans. Le terrain est bon, avait répété le jeune homme,  au demeurant fort sympathique et qui, quand il n’était pas en train d’échafauder de nouvelles erreurs,  en  prenant  des échantillons de terre et en calculant des orientations, aimait s’entretenir avec moi. De politique, de livres, de nature. Ou alors d’histoire.
Nous nous asseyons tous les deux autour de la petite table de la cabane où je rangeais mes outils et faisais réchauffer mon déjeuner. Là, sous cet abri rustique, on sirotait un verre de vin chaud ou alors, si l’heure était propice, on allait manger un morceau à Saint-Georges, chez Mémène, petit établissement sombre aux plafonds bas où la lumière ne s’éteignait jamais et qui faisait tout, café, restaurant, coiffeur, bureau de tabac, grainetier, dépôt de pain, épicerie et...crédit.
- Ça tombe mal, avais-je insisté pour les eucalyptus …Voilà bien longtemps qu’il n’a pas gelé comme ça chez nous. Si tes prévisions sont justes, ils ne passeront pas au travers.
L’ingénieur m’avait chahuté et traité d’emmerdeur pragmatique. Il avait assuré aussi que rien n’était systématique en climatologie.

Sauf que, au tout début de janvier 85, le quatre exactement, sous un ciel livide, le vent avait brusquement tourné au nord. Un blizzard épouvantable qui avait fait se tapir, gémir et trembler les chiens au fond des granges.
La neige était tombée en abondance dans la nuit et le mercure, devenu fou, était descendu à moins dix, puis moins quinze et jusqu’à moins dix huit.
On eût dit que les thermomètres étaient brisés.
Huit jours d’un froid polaire avaient momifié la campagne. Les rivières et les canaux étaient devenus durs. Les vieux avaient bien dit qu’ils avaient déjà vu ça, « autfoué », pendant la guerre évidemment. Mais les vieux ont toujours ce privilège de l’âge de prétendre avoir tout vu, comme s’ils se plaisaient à vouloir banaliser l’exceptionnel et comme si cette banalisation était de nature à conjurer leurs peurs.
Il n’en reste pas moins vrai que des canalisations d’eau avaient éclaté, que les camions étaient restés coincés sur les routes, leur gas-oil gelé, et que sous les épaisses rangées de houppiers alignées le long de chaque coupe, j'avais ramassé par dizaines des oiseaux anéantis, des grives, des merles, des mésanges et des rouge-gorge qui s’étaient traînés jusqu’à cet ultime abri d’un dernier désespoir, petits squelettes de plumes et d’os.
Les quatre hectares d’eucalyptus avaient grillé sur place, foudroyés.
On avait tout arraché. Au printemps, lorsque j'en avais fait d’immenses brasiers, les feux avaient embaumé comme des pastilles de pharmacie.
L’ingénieur n’avait plus reparlé d’eucalyptus. En lieu et place, on avait mis des merisiers, plus rustiques. Mais les chevreuils, en dépit des protections installées autour de chaque plant, grignotaient une à une, méthodiquement, chaque nouvelle pousse.
Alors, on avait clôturé  les parcelles replantées.
- Une fortune partie en fumée, avais-je dit en haussant les épaules, goguenard.
- Une fortune, avait rétorqué l’ingénieur en embrassant d’un geste fier les plantations de merisiers, gaillardes et toutes ces belles ramures vert tendre, soigneusement alignées, que la brise de mai faisait trembloter.

11:26 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Vous seriez donc devin, Bertrand ? Ce qui n'est pas de bon augure pour nous, et vos prédictions pour 2009. Belle histoire d'arbres, qui nous rappelle qu'on peut être grillés, calcinés aussi par le froid. A chaque fois qu'on me parle d'arbres, je pense à Giono, qui y planquait des cadavres.

Écrit par : solko | 23.12.2008

Un petit problème de santé m’a dernièrement empêché de réagir aux notes qui m’interpellaient… mais je suis néanmoins venu te lire avec d’autant plus de plaisir que l’on ressent à chaque ligne ton plaisir d’écrire… Alors pour ce plaisir partagé… je voulais te remercier et te souhaiter de bonnes fêtes… avant de se retrouver en 2009… si je ne m’empoisonne pas avec des crustacés… ou si je ne tombe pas dans un coma éthylique le soir de noël par -15 dehors… A bientôt et encore merci…

Écrit par : Andrea Maldeste | 23.12.2008

J’aime bien les noms de lieux autour de Benon, qui évoquent la forêt (Saint-Georges-du-Bois, Saint-Saturnin-du-Bois, Aigrefeuille d’Aunis) ou le marais (Saint-Hilaire-la-palud, L’Etang, La Grenouillère…) Poésie des mots ancrés dans la toponymie.

J’ignorais que tu fus bûcheron dans une autre vie. Un peu carbonaro, en quelque sorte.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Carbonari

Écrit par : Feuilly | 23.12.2008

Salut vieux sage... Je vous consulterai, ça c'est sûr, avant de planter mes oliviers au Vallon de Villars. Belle allégorie de la sagesse, de l'expérience, ou de l'humilité, ou de...La Seine vous coule le bonjour. Philip.

Écrit par : Philip Seelen | 23.12.2008

De quel bois il se chauffe? Maintenant il ne se demandera plus.
Noël est passé, mais il y a de la bûche à finir.

Écrit par : denis montebello | 26.12.2008

Solko,je ne suis point devin...J'avais moi-même été surpris par l'intempérie. Je voulais chamailler un peu l'ingénieur, un brave type, mais qui avait l'habitude de se planter dans ses plantations... Et puis, le pb était mathématique : Selon lui, il gelait fort tous les 20-25 ans et ses eucalyptus étaient exploitables au bout de 20 ans....Alors, forcément, un jour ou l'autre...
Andréa, fais gaffe aux crustacés. Il faut, pour éviter qu'ils ne vous jouent un sale tour tripal, les arroser copieusement de vin blanc...Un anti poison...Merci de tes mots...
Feuilly, je vois, et ça me fait un immense plaisir, que tu connois la région...Oui, je fus bûcheron à une époque, pris d'une espèce de rousseauisme que les banquiers ont vite fait de ramener à leur réalité...
Philip, saluez pour moi, d'un amical geste de la main, le pont Mirabeau et le zouzou du pont d'Alma. Amitié...
Denis, alors, toi, je ne te crois pas...Que t'est-il arrivé que tu laissâs en plan une bûche ? Oh, tu faiblis, tu faiblis...Au printemps, j'irai te donner un coup de main avec mes dents et mangerai sans vergogne tout le fricot de ton garde-manger ! Fraternelles bises

Salut à vous tous, là-bas, sur terre de France !

Écrit par : B.redonnet | 27.12.2008

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