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11.12.2008

Polska B dzisiaj

Lublin.JPGPeut-être en compensation de ce vague à l’âme permanent du déracinement, l’exilé n’a pas de quotidien. Il observe, il touche, il interroge son monde. Rien ne lui est familier au point de devenir invisible.
Pour prix de cette pointe de mélancolie qui musarde dans son air du temps, il semble immunisé contre la lobotomie des habitudes.
Tellement que les gens pèsent moins lourd sur le décor des jours. Parce qu’ils se font tous artistes et qu’ils racontent un monde avec des mots à eux, déclinés dans leur musique propre, comme s’ils réinventaient spontanément ce monde ou comme s’ils s’en amusaient.
Une tournure plaisante par exemple, nous amuse par son sujet et par la singularité parfois grotesque des mots dont elle se compose. Brillant comme des couilles de chat, ça m’a toujours fait rire. C’est mon mécanicien, un copain et un maître dans son art, qui disait ça chaque fois qu’il exhibait une pièce qu’il venait d’astiquer au gas-oil.
Les Polonais disent błyszczący jak kocie jaja. Ça veut dire exactement la même chose, au mot à mot près, les mêmes petites couilles ridicules et lustrées des mêmes mistigris. Et ça les fait rire, les Polonais. Pas moi. Je ne comprends pas qu’on puisse rire avec des mots pareils, avec des sonorités où je n’entends ni brillant, ni couilles, ni chat.
C’est ça être un étranger. Ne pas rire quand il faut et être saisi par ce que personne ne voit plus.

Depuis Varsovie, il faut partir résolument vers l’est. Quelque deux cent kilomètres en suivant toujours direction Terespol. C’est une route tout droite et c’est un pays plat. D’ailleurs, Pologne, c’est ce que ça veut dire. Pole, les champs. Quand on dit simplement les champs, même chez nous autres, on voit de mornes étendues. Des champs qui seraient bombés, on dirait des collines. Des qui seraient creux, on dirait des vallons.
Mais cette platitude-là n’est pas maussade. Elle ne procure pas ce désarroi du vide où le regard porte aussi loin que l’horizon vaincu par la distance, quand il s’enfonce, échine courbée, dans la terre avec le ciel qu’on dirait qu’il prend appui dessus. Avec aussi cette lumière nerveuse des plaines qui ne fournirait pas à arroser toute cette surface monocorde et qu’elle se dépêcherait comme si elle craignait que la nuit ne la surprenne avant qu’elle n’ait réussi à vider toute l’énergie accumulée dans ses lampions.
Avec de grands oiseaux de proie. Des buses et des milans à la queue fourchue, l’envergure déployée là-haut sur la tiédeur des courants. Pas un battement d’ailes dans leurs lents tournoiements ascendants et leur œil en feu qui guette le moindre mouvement rampant dans toute cette immobilité attentive.
Pour moi, le mot plaine désigne instinctivement l’avant Chartres, sur la nationale 10. Longtemps je suis passé par là pour aller jusqu’à Rouen via Evreux et je traversais ces grands espaces matinaux faits de labours, de blés naissants, blés en fleurs ou en épis ou alors chaumes dénudés. Là-bas, la terre est plate comme une galette blonde et la cathédrale est si haute qu’on n’en aperçoit que les toitures oxyde de cuivre. Elle est à droite, puis devant, puis derrière vous, posée sur les champs, étonnamment solitaire. Il n’y a pas de ville autour. Il y a les toits d’une cathédrale et il y a la plaine qui fait légèrement le dos rond. C’est tout. Pendant des kilomètres, ce gros monstre verdâtre échoué sur les blés vous suit du regard.
Zola s’impose à l’esprit du passant.
Ça, c’est la plaine. Mais ça n’est pas la Pologne. Ici, quoique la géographie soit à cent quatre vingt degrés, elle est sans cesse interrompue, brisée menue et divertie par la forêt de pins et de bouleaux et les chemins y sont creux comme ceux de nos vieilles montagnes. A chaque entracte du boisement, se déroulent les prairies sillonnées d’une rivière que je me demande bien comment parce qu’une rivière, il lui faut une montagne quelque part pour prendre son élan et que celles-ci, fluettes comme des rus, ne semblent pas venir de si loin, du plein sud où il y a des montagnes. Ou alors elles naissent de la terre elle-même, une terre saturée de neige fondue. Et cette terre a une petite pente, forcément, pour que ruissèlent les larmes du printemps.
Direction Terespol, donc, sur la platitude boisée. On ne traverse qu’une seule ville, assez moche, difficile, Minsk, et même que j’ai entendu de mes visiteurs abusés par le nom et s’interroger d’être arrivés si loin déjà, au cœur de la Biélorussie. Ça n’était pas de grands géographes. Ce Minsk-là n’est qu’à une quarantaine de kilomètres de Varsovie. Un rapide coup d’oeil sur la droite pour un vestige curieusement épargné par l’onde de choc de la chute du mur, un monument contendant, une sorte de tige, avec en haut la faucille et l’étoile rouge. C’est tout. On est pressé de traverser cette ville que les camions encombrent.
C’est indiqué sur les panneaux avec un BY au dessous de son nom : Terespol sur laquelle nous filons est la ville frontière avec la Biélorussie. De l’autre côté, elle s’appelle Brest et c’est une forteresse. Comme son nom l’indique, me dit-on. Ça me fait le sourcil dubitatif, moi qui me pique de toponymie. Brest en Bretagne, oui, un château, une forteresse, une place forte, une hauteur. D’accord. Mais comment le mot, en vieux breton bri, en gallois bre, en gaulois briga, aurait-il essaimé jusqu’ici ? Il me semble que ça n’est pas dans ce sens que se sont effectués les grands mouvements migratoires. Je le sais bien, moi qui suis un exilé à l’envers. Mais je me laisse dire quand même. Ça me fait du bien d’entendre ça si loin de la mer.
En tout cas c’est bien dans cette ville forteresse que Lénine signa la fin de l’engagement de la Russie dans la première tuerie mondiale. Elles s‘appelait alors Brest-Litovsk, Brest de Lituanie, quoique située dans le royaume de Pologne confondu à la Lituanie par l’union de Lublin.
Oui, c’est un peu compliqué tout ça.
Mais la Pologne sur la carte de l’Europe, c’est une goutte de mercure échappée sur une toile cirée. Nous allons à sa frontière orientale et on ne peut décemment évoquer les frontières de ce pays, encore moins ceux qui y vivent et leurs paysages, sans en évoquer les instabilités, tantôt grignotées au nord par les Prussiens et leur exigence d’une Prusse orientale ouverte sur la Baltique, tantôt au sud par les appétits des Austro-hongrois, tantôt à l’ouest par les insatiables Prussiens encore, et ce depuis le Saint Empire germanique, et enfin à l’est par les tsars, puis par les bolchos, et finalement, jusqu’à un nouveau sursaut toujours possible et toujours caractériel des puissants, par l’ogre Staline dictant sa loi à Yalta.

Cet incessant vertige d’un pays charroyé au gré des vents de folie, il est partout lisible encore. Une sorte de virtualité flotte autour des hommes et des choses. Ici on est slave, avec une pointe de désabusement, un laisser-aller sympathique, un laxisme de bon aloi, comme si toute cette nonchalance n’était qu’un regard absent jeté sur les choses d’un monde nouveau mais encore et toujours voué à l’éphémère.
On est difficilement adulte quand le berceau n’arrête pas d’avoir la tremblote.
Mais revenons à Lénine en même temps que nous roulons vers l’est.
Dans l’urgence, qu’il signa son traité de Brest la lituanienne. Il avait d’autres chats domestiques à fouetter, le gars. Les armées des empires centraux avaient de surcroît pénétré déjà très loin en Ukraine et en Biélorussie et même avalé les Pays Baltes. Le rusé Lénine s’était fait rouler comme un débutant. Pour avoir la paix nécessaire à ses entreprises intérieures, il devait en effet concéder tous ces territoires. Pour la Pologne, rayée de la carte depuis un siècle et demi bientôt, la Prusse s’adjugeait au passage, comme ça, en guise d’amuse-gueule, la part du gâteau dont jouissait jusqu’alors le tsar déchu. Perfide, la Prusse. Alors, Vladimir, tu ne vas quand même pas nous réclamer l’héritage expansionniste du tsar honni ? Ben non…Difficile en effet de prétendre déjà aux mêmes ambitions hégémoniques du despote, à qui l’on doit tout, finalement, puisque on n’est entré sur scène qu’en tant que son contraire déterminé.
Plus tard, Lénine ayant retrouvé ses esprits qualifiera ce traité de honteux. Bien inutilement. L’histoire immédiate se chargera de gommer la honte : les empires centraux écroulés, la Pologne renaît de ses cendres et ledit traité est caduc. Brest redeviendra pour un temps polonaise, Brześć nad Bugiem, Brest sur le Bug. Vingt ans exactement. Parce que Staline, fort des avancées victorieuses de ses armées jusqu’à Berlin, impose que Yalta entérine son hold-up du 17 septembre 39 qui, avec les armées nazies, prenait la Pologne entre deux redoutables tenailles. Il impose aussi, le petit père des peuples, que soit carrément décalé vers l’ouest tout le pays, comme un pion avec lequel on joue sur le grand échiquier des diplomaties.
Echec et mat. Qu’on se pousse un peu ! De l’air ! Il me faut de l’air de ce côté-ci !  Et à l’autre bout, à l’ouest, vous n’aurez qu’à amputer sur l’Allemagne défaite, si vous tenez absolument à faire de ces contrées un pays avec un nom et des bornes. Place pour l’Opération Vistule ! La déportation, la transplantation de millions de Polonais de Biélorussie et d’Ukraine actuelles, vers l’ouest, beaucoup sur Wroclaw emprunté à l’Allemagne. Des Polonais qui regardent toujours le lever du soleil avec mélancolie. Comme on regarde la maison dont l’huissier vous a chassé.
Tout cet honteux chambardement, toutes ces familles arrachées aux bras qui les tenaient debout, avec la complicité sereine des grandes démocraties qui clignent des yeux, qui opinent de leurs chefs auréolés et qui voudront donner bientôt des leçons de stabilité et de morale partout dans le monde.
Terespol. Sous les ponts coule le Bug.  Frontière indomptée, fougueuse, aux méandres incertains. Nous voilà enfin dans sa vallée, à quelque vingt kilomètres des pointillés politiques et virtuels des limites européennes.

C'est là que j'ai posé mes valises.

On le sait maintenant : Varsovie était une porte qui ouvrait sur les premières marches de l’Orient. La Pologne B, comme ils disent. L'orientale, la rurale, la slave, la frontalière, l'orpheline de son histoire.
Parce que pour la A, qui fait les yeux doux à l'ouest,  il eût fallu ouvrir la porte dans l’autre sens.

11:45 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Oh, oh, oh, personne met d'commentaires, là-dedans, nom de dieu d'bon dieu!
Oh, ça vous plaît pas mon texte ?
Oh, faut le dire ! hein ?
Bon..Non mais des fois...

Écrit par : B.redonnet | 15.12.2008

Mais si , mais si il plait ton texte !!
Je suis passée plusieurs en silence, mais ton cri vient de me sortir du mutisme..... J'ai retenu de ce texte ces jolis mots: Et cette terre a une petite pente, forcément, pour que ruissèlent les larmes du printemps.....
Je suis une incorrigible romantique alors ......

Écrit par : Débla | 15.12.2008

je suis passée plusieurs fois .... voilà qu'en plus je perds mes mots .....

Écrit par : Débla | 15.12.2008

Créée,ballottée, sacrifiée, déchirée, dépecée, assassinée, saignée, bombardée, déportée, martyrisée, trahie, décomposée, recomposée, niée, rabaissée, oubliée, abandonnée...mais toujours renaissante, complexe, surprenante, attirante, repoussante, belle, sacrée, fière, crispante, bonne élève, mauvaise élève, rebelle, sentinelle, seule, inouïe, inaudible, confuse, secrète, sainte, sérieuse, joueuse, sourde, muette, gardienne, sincère, aimante, saoulante, fonceuse...cette Pologne quelle Terre !!!

Merci Bertrand de continuer à nous transmettre votre vision respectueuse et vivante de cette terre si complexe et si tortueuse...toujours attentif à vous lire. Philip de retour chez les Parigots. Les Boulevards vous glissent le bonjour et Dame Eiffel bénit nos projets épistolaires.

Écrit par : Philip Seelen | 15.12.2008

Mon commentaire à moi, c'était pour rire, bien sûr.
Saluez pour moi ce coin de l'orange bleue qu'on appelle France.

Écrit par : B.redonnet | 16.12.2008

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