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02.12.2008

Une obscure évidence

Dawno temu, il y a longtemps, c’est comme ça que commencent toujours les contes polonais pour enfants.lklklklklkl.JPG
Mais ce n’est pas un conte que je me propose de raconter et, en fait, il n’y a pas si longtemps que ça.
C’est une anecdote qui, ce matin, m’est revenue plaisamment en mémoire. Comme ça. Par association d’idées sans doute, mais je ne me souviens plus, comme toujours en pareils cas, des idées nourricières en amont. J’ai perdu le fil conducteur. Je n’arrive plus à démêler l’écheveau tissé au hasard de mon cerveau. Bref.

Dawno temu, donc, j’ai eu un voisin musicien. Un vieux monsieur violoniste. Quand je l’ai connu, il avait 99 ans et il semait encore ses fèves à la Sainte-Catherine. La terre qui semblait ne pas vouloir de lui comme locataire à l’étage en-dessous, n’était donc pas encore trop basse pour ses vieux reins.
Semer des fèves est un acte solennel. Et ça n’est pas Denis, grand semeur de fèves devant l’éternel du côté de Saint-Romans-lès-Melle, qui me contredira. Geste néolithique, sempiternel enfouissement dans le ventre de l’automne du germe qui donnera en mai le fruit succulent, vert pâle, qu’on croquera au sel et au beurre, arrosé d’un petit rosé frais, s’il vous plaît, et à l’ombre d’un marronnier en fleurs ou d’un vieux saule en feuilles.
Semer des fèves, c’est construire un pont entre l’automne et le printemps. Braver les grisailles de l'hiver. Dès décembre, insouciante des frimas, la plante pointera son nez verdâtre hors du labour et végétera ainsi jusqu’en mars, d’où elle prendra son élan.
Semer des fèves, c’est donc affirmer son espérance de vie.
Mon vieux voisin musicien semait de l’espoir.

Puis il eut cent ans. Il devint alors une icône communale. On le célébrait chaque mois d’avril dans la grande salle du conseil municipal, le maire se fendait d’un discours, le maire deux aussi et ainsi de suite…Et les jeunes, moyenne d’âge 80 ans, applaudissaient, pleins d’espoir pour eux-mêmes, à la longévité de l’ancêtre.
Lui, il apportait son violon. Il s’asseyait d’autorité, paraît-il, sur le fauteuil du premier magistrat et jouait une mélodie. Il grignotait ensuite un biscuit au beurre, prenait un verre de vin, puis, conscient du fossé qui sépare les générations dans la pratique de la fête, il laissait les susdits jeunes s’amuser un peu  entre eux en prenant congé sur un bon mot :
- A l’année prochaine….Si vous êtes encore là !

Au correspondant d’un  journal local qui l’interrogeait au cours d’une de ces célébrations – il y en eut six – il affirma que le secret de sa longue vie, c’était la musique. Selon lui, la musique, si elle n’adoucissait pas forcément les mœurs, du moins les prolongeait-elle considérablement dans le temps.
On lui pardonnera de n’avoir pas cité, pour exceptions qui auraient confirmé cette règle singulière, Chopin, Janis Joplin, Hendrix, Brian Jones et tutti quanti  ...

Las, las, las, trois fois las, la Camarde considéra un beau jour que la plaisanterie avait assez duré et d’un seul coup d’un seul, expédia un soir du mois de mars, alors que les fèves s’apprêtaient à boire à pleines jeunes feuilles les premières douceurs, le vieux monsieur chez les Gentils de l’au-delà, au pays du vieux Léon avec son accordéon, au pays des musiciens qui ne jouent plus que des silences…
Eût-elle patienté un mois encore, cette maudite Camarde, que le bonhomme eût encore grignoté un biscuit au beurre et bu un dernier verre de vin pour ses 106 ans !

Le journal, pas local cette fois-ci, mais carrément régional, fit sa une de l’événement. Le doyen, la fierté de la communauté communale de C.C. en Charente maritime, venait de casser son violon à 105 ans et 11 mois, qui dit mieux !?
Et c’est là, in cauda venenum, que survint l’anecdote qui, ce matin, m’est revenue impromptue en mémoire.

Je « travaillais » alors – je demande pardon à tous les autres travailleurs mais je n’ai pas un autre mot à ma disposition - dans une administration.
Un collègue s’empara du journal à la pause-café, la troisième ou la cinquième pause, je ne me souviens plus, et s’écria :

- Tu as vu, Bertrand, ton voisin est mort !
Oui, je sais…Il allait avoir 106 ans.
- Mais…Il est mort de quoi ? Ils ne le disent pas dans l’article.
… ?… ?…

Comme quoi, parfois, les évidences ne sont pas directement accessibles à tous.
Et je me demande bien encore, moi,  la nature de mon association d’idées matinales.

Me souviens vraiment plus.

13:30 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Moi je sais. S'il n'est pas mort avant, c'est qu'avant, "la mort avait pas faim". Et s'il est mort ce jour-là, c'est que ce jour-là elle avait un petit creux.
Ou alors il buvait, ce vieux, il était soûl, complètement soûl, tellement soûl qu'il ne pouvait plus dire "feuve"...
"Soûl crevé",on entend aussi par là.
Marde à la camarde!

Écrit par : denis montebello | 02.12.2008

Plantons lui nos vers dans les trous de son nez, qu'elle cesse de nous poursuivre de son zèle imbécile !
Et, toué, le semeur de feuves, tu te rends compte que tu vas pouvoir en pianter jusqu'à 105 ans, avec une bêche à l'épaule, avec à la lèvre un doux chant et à l'âme un grand courage, j'espère !

Écrit par : B.redonnet | 02.12.2008

"au pays des musiciens qui ne jouent plus que des silences…"
J'aime beaucoup cette phrase.

Écrit par : Feuilly | 06.12.2008

Il y a des gens qui ont la grâce de mourir de ne plus vivre. Ceux là, il est très difficile de dater avec exactitude le moment de leur décès. Il arrive qu'il ait lieu longtemps avant le dernier souffle. C'était peut-être le cas de votre sympathique figure locale. Peut-être aussi est-il mort de chagrin. "Le prince de Clèves mourut de chagrin". Depuis que je l'ai lue, j'ai toujours trouvé cette phrase presque fantastique.

Écrit par : solko | 06.12.2008

Les commentaires sont fermés.