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25.09.2008

Alchimie sommaire de l'écriture

P9140016.JPGCe que nous avons à notre disposition pour écrire le monde, c’est un désordre intérieur.
Toute la problématique de l’écriture réside dans cette confrontation entre l’intérieur mal maîtrisé, mal connu même, et l’extérieur fortement matérialisé et d’apparence rigoureusement organisé. Un extérieur qui poursuit ses buts autonomes, qui se soucie d’être écrit comme d’une cerise et un intérieur qui doit composer avec lui, au risque de périr.
Mais qui vient d’ailleurs, décalé.
On n’écrit le présent que sous la dictée, même très discrète, d’un passé.
Ce monde d’enchevêtrements mécaniques où se distordent nos efforts pour rester humains, ne pourra jamais être pensé sensiblement, je veux dire écrit, par moi sans que ma plume n’ait trempé au préalable dans l’encrier laissé par mes premiers paysages. Une rivière, des frères, une mère, des chemins d’école valsant sous des brouillards, des équinoxes aux odeurs de champignons et de troupeaux mêlées, de vieux récits de trappeurs dans des livres jaunis, de premiers camarades.
Nous avons tous, sans doute, des paysages, une voix brisée d’aïeule, un coin de terre, une forêt initiale, un indéfini de nous et que nous avons quittés trop brusquement.
Sans prendre congé.
Nous avons basculé, chaviré, dans une espèce d’époque secondaire qui niait nécessairement notre primaire. Et nous n’en étions pas peu fiers, de changer d’époque, de notre mue !
La révolte capillaire, le rock, la pop, la découverte de l’amour sexuel, la guerre du Vietnam et la révolution. Le tout sous les volutes bleues d’une herbe capricieuse, dont les graines crépitaient parfois sous la chaleur du mégot, entre amis du même tonneau.
Ce n’est qu’après, en se faisant frotter l’un contre l’autre l’intérieur et l’extérieur, du moins en pensant la friction, que les véritables étincelles sont venues. Celles de l’abandon des chimères, vaincues par la fuite du temps

Ecrire, c’est poétiser la souffrance. Quels que soient les effets d’annonces, les formes, les prétentions et les exigences de l’écriture.
On n’écrit cependant jamais aux prises réelles avec la souffrance. Quand on est sous les rafales d’un cyclone, on  pense à sauver sa peau, pas à décrire le vent.
J’ai passé un an dans une souffrance morale des plus aigues. Quelque chose qui, à force, passait au physique, formait dans le ventre une boule et me faisait hurler de douleur, le matin au réveil.
Le corps obligé de prendre en charge une part de la souffrance afin que l’esprit ne sombrât pas totalement. Le corps comme une soupape de sécurité, justifiant ainsi les cris qui, sans lui, eussent assurément passés pour les manifestations d’une démence accomplie.
Un nom donné au mal de vivre : il a mal au ventre. Ah, c’est pas grave alors…Faut voir un médecin.
Aucune envie d’écrire, ne serait-ce la moindre chansonnette. Les seules échappatoires, l’alcool et la marche sous la pluie, le visage inondé sur des chemins fangeux. Les trois conjugués, le vin, beaucoup de vin, la pluie et la marche, transportent la souffrance dans les sphères plus lénifiantes de la pensée pure.
Après seulement est revenue le goût d’écrire. Ce plaisir sans égal d’inscrire les mots qu’on redoutait tant à dire. Après la cassure.
Le schisme consommé, le raz de marée, la lame de fond ayant tout détruit sur leur passage, l’écriture est venue reconstruire le paysage.
C’est ça, pour moi, écrire. Reconstruire les paysages.
L’écriture, c’est pas fait pour comprendre. Y’a des divans pour ça. Au pire, des philosophes
L’écriture, ça existe pour bâtir des mondes de l’intérieur. Quand ces mondes sont rentrés en une telle contradiction avec l’extérieur qu’il leur a fallu livrer une bataille mortelle et que c’est eux, les intérieurs, qui en sont sortis – momentanément du moins- vainqueurs.
Je n’invente alors rien. Ni le trouble des beautés anonymes d’un pays où je vis en étranger, ni les « je » narrateurs, ni les personnages d’un récit.
Ils sont tous des fantômes de ma vie enfuie, dilapidée.
Et conviés aujourd’hui à venir goûter une part de mon bonheur d’exister.

C’est quand je reconnais dans une écriture ce mélange détonant de fantômes, de bonheur d’exister et de souffrance, que je sais être en présence d’un frère.
D'un compagnon de route.

15:27 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

« Toute la problématique de l’écriture réside dans cette confrontation entre l’intérieur mal maîtrisé, mal connu même, et l’extérieur fortement matérialisé ». Bien entendu. Une inadéquation fondamentale entre les aspirations de l’individu (au sens existentielles et ontiques) et le monde extérieur dans lequel il doit vivre. L’apaisement réside souvent dans un compromis. Mais que vaut un compromis ? Cela dure un temps, on se contente d’un petit bonheur, puis les exigences de l’être refont surface et le drame recommence, suivi de la douleur.
Intéressant ce point de vue qui affirme que l’être est d’abord constitué d’un passé. C’est l’évidence même, mais on finit par l’oublier. Or le passé, par définition, est toujours derrière nous. D’où ce sentiment de perte irrémédiable qui est à la base même de l’écriture. Le manque conduit au désir et le désir inassouvi à la nostalgie.
Le comble, c’est que le passé avance en même temps que nous. Je veux dire par-là qu’à certaines époques de ma vie j’ai pu regretter des lieux et des modes de vie qui n’étaient plus les miens, trouvant peu de charmes aux nouveaux, mais aujourd’hui, 25 ans après, je regrette aussi ces nouveaux devenus maintenant anciens.
Peut-être est-ce notre défaut à nous les littéraires de regarder toujours derrière nous et de ne pas profiter pleinement de l’instant présent. Mais comment le pourrions-nous, puisque ce présent n’a de valeur qu’en fonction de ce que nous apportons en nous du passé ?
C’est fou, Bertrand, comme les paysages ont chez toi une importance capitale. Je ne suis pas loin de penser la même chose. Sans doute pace que l’enfance est le seul moment où la vie semble avoir un sens. Le village et son église sont là. Ils sont bien là et il ne pourrait en être autrement. Il y a une nécessité à leur présence aux yeux de l’enfant. Plus tard, adultes, nous savons que tout est aléatoire, éphémère et provisoire. Le village peut être détruit, les champs expropriés. La rivière détournée.
Ces paysages de l’enfance, dis-tu, auraient été « quittés trop brusquement. » Mais tout départ est toujours une rupture et la rupture est toujours trop brusque.
« Ecrire, c’est poétiser la souffrance ». C’est sublimer la manque par le pouvoir des mots, c’est recréer un monde où nous pourrions habiter.
« L’alcool et la marche sous la pluie ». La marche assurément est apaisante et permet parfois, pour autant qu’elle soit bien solitaire, de renouer avec soi-même et d’avoir enfin des idées claires. Je ne connais rien de meilleur. Mais pour cela, il faut des paysages appropriés, or, nous sommes dans un éternel exil.
L’alcool, je ne sais pas. Cela permet d’atteindre une certaine lucidité, puis après vient la tristesse et la nostalgie. Il faut voir.

Écrit par : Feuilly | 19.09.2008

J'aime ce que tu écris, Feuilly. Merci. Et tu as tout saisi de mon amour des paysages comme acteurs de ma vie.
Juste un mot à propos de l'alccol. Je ne bois plus d'alcool depuis trois ans. J'ai beaucoup bu. J'ai aimé ça. Vraiment.
Mais les paradis qu'on ouvre avec ça débouche sur des enfers. Et plus on va, plus les paradis sont exigeants et étroits et plus les enfers cruels et vastes
Mais j'aime encore "L'idée de boire."
Crois-moi, Feuilly.
Ne t'y risque pas.
C'est un ami au regard franc qui te le dit.
Merci à Toi.

Écrit par : B.redonnet | 19.09.2008

Un texte pareil, on le lit, on le relit. On le laisse faire lentement son travail.
Et au tranchant de cette écriture ciselée qui dit nos propres souffrances, on entend "fraternité".

Il est des textes dont on sait qu'on les apprendra par coeur parce que c'est de mots justes qu'on a besoin pour marcher.

Écrit par : michèle pambrun | 23.09.2008

C'est un texte où l'on vous reconnaît d'emblée, et cela seul suffit à sa qualité. Pour ne rien dire de l'écho qu'il trouve en moi.

La qualification de l'écriture comme "alchimie sommaire" est extrêmement bien vue ; on y sent tout à la fois la rigueur d'une technique et l'infini d'un chaos.

Je suis un peu plus dubitatif, en revanche, avec l'idée selon laquelle écrire, ce serait "poétiser la souffrance". La souffrance peut être au coeur de l'écriture, cela va de soi, elle peut même, pour certains, en constituer la matrice. Pourtant, il y a quelque chose du "bon mot" dans cette expression - outre que je n'aime guère le néologisme "poétiser", que je trouve un peu esthétisant. Surtout, lorsqu'on écrit notre souffrance avec le recul nécessaire, je veux croire qu'il s'agit plutôt de s'y intéresser comme à un objet d'étude, de la disséquer, donc de s'en approprier tous les tenants ; non de la poétiser, mais d'en faire une composante, parmi d'autres, d'une "oeuvre de l'esprit". Il m'est bien sûr arrivé d'écrire sur telle ou telle souffrance ancienne, d'écrire en vue de quelque chose qui ait plus ou moins trait à l'art, et de sourire ou de rire en écrivant ; non que la souffrance était définitivement oubliée, ou éteinte, non qu'elle ne me "lançait" plus, mais qu'elle avait finalement accédé au titre d'événement de la vie, qu'elle avait fini par devenir ce sans quoi je serais autre. A cette aune, la souffrance serait donc la vie même...

Amicalement.

Écrit par : Marc V. | 24.09.2008

La première phrase de Marc V., dans le commentaire ci-dessus, j'aurais bien aimé l'avoir écrite.

Écrit par : michèle pambrun | 24.09.2008

Michelle, et bien, ça y est, vous l'avez dit...et bien dit, en plus....

Marc, merci de votre lecture. Quand on parle d'alchimie et qu'on la précise sommaire, l'oxymore vient forcément au secours de la prétention et des chances de réussite de cette écriture.
Le premier titre que j'avais donné à ce texte était une phrase du Zarathoustra : "Il faut encore porter du chaos en soi pour être capable d'enfanter une étoile dansante."
Je me suis ravisé.
Parce que c'était pas la peine d'aller plus loin. Tout était dit. Comme quoi...

Je suis complètement d'accord sur votre réception du terme poétiser. J'ai pensé d'abord l'affubler de guillemets puis j'y ai renoncé car c'était trop mettre en évidence ce que je voulais signifier. Au lecteur de décoder.
Je n'aime pas du tout, du tout, moi-même le néologisme.
Je l'ai emprunté à Ferré, dans les mêmes acception et intention :

"Cependant que Tzara enfourche le bidet
A l'auberge dada la crotte est littéraire
Le vers est libre enfin et la rime en congé
On va pouvoir poétiser le prolétaire"
Poète...Vos papiers !

Car le mot sonne comme lorsque les cordes d'une guitare sont vieilles, qu'on n'a pas assez de sous pour en acheter un jeu complet et qu'on change deux cordes seulement, par exemple.
Alors, l'accord est juste, les notes sont bien là, mais elles ne parlent pas le même son. Elles se détachent des autres et le tout finit par faire "bizarre", vous me passerez l'euphémisme.
"Poétiser la souffrance", tentative discordante d'en faire un pan de la poésie vécue, de l'intégrer à son art comme telle. Or, ce n'est plus la souffrance qu'on écrit ou qu'on chante, mais sa représentation sublimée.
C'est pourquoi je maintiens : Quand on est sous les rafales du cyclone, on pense à sauver sa peau, pas à décrire le vent.
Pour reprendre votre propos, on n'oublie pas la souffrance, Marc. On la maîtrise en l'intégrant à son "soi". C'est ce que vous dites aussi.
J'ajoute que c'est une condition sine qua non pour éviter le geste au regard duquel tous les autres sont dérisoires.
Sur un autre ordre d'idée, mais qui présente tout de même quelques analogies et nous avons abordé le sujet, plus haut, avec Feuilly. J'ai beaucoup bu (sans jamais être épave) et j'ai aimé boire vraiment. Quelque chose en moi a décidé d'arrêter ce jeu. Sans doute parce que j'ai fait table rase. Depuis trois ans, donc, je n'ai pas pris une goutte d'alcool mais j'aime toujours "l'idée".
De cette passion, j'ai donc fait, sans effort, une esthétique tout en restant un passionné du dérèglement alcoolique.
C'est ça aussi, poétiser la souffrance. La chasser de son bas ventre et, plutôt qu'elle ne vous submerge, l'inonder de sa propre vie, de sa propre force.
L'amener à faire le voyage avec vous et non contre vous.
En écrivant, en ce qui nous concerne.
Mais l'écriture n'est que la partie visible de l'iceberg.
La vie est ailleurs, le volcan toujours vivant.
C'est quand il écrit "en soi" que l'écrivain devient vraiment un âne ennuyeux
Amicalement

Écrit par : B.redonnet | 25.09.2008

Quand la justesse rencontre le plaisir et le savoir écrire.. cela donne un beau texte..

Écrit par : Andrea Maldeste | 29.09.2008

Je suis passée par chez feuilly pour arriver chez vous ...J'ai connu aussi cette boule au ventre qui empêche la libre respiration ... J'ai trouvé comme vous dans l'écriture à rebâtir , à donner encore quelque élan à ma vie . Un voyage au fil des mots pour guérir de certains maux .... Aujourd'hui je reviens doucement à la lecture et je trouve autant chez feully que chez vous de trés beaux textes ....

Écrit par : debla | 30.09.2008

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