07.12.2013
Prague, nuit du 20 au 21 août 1968
De passage à Prague en juillet 1993, j’avais été invité à dîner chez une dame, professeur de philosophie à l’université et mère d’une amie.
Le coup de Prague est pour moi, du point de vue émotionnel et de façon indélébile, lié à cette rencontre.
Je revois toujours avec beaucoup de tristesse et aussi de pensées fraternelles, émues, cette soirée.
Nous étions à la fin du souper et nous dégustions, si j’ose dire, de la Becherovka, tant l’élixir national est capable de faire renoncer le plus gourmand d’ivresse à sa passion....Bref.
Notre hôtesse nous parlait de ses cours à l’université. Elle avait eu comme auditeur un certain…. Jan Palach.
Elle nous parlait aussi des différentes conférences sur Spinoza qu’elle faisait un peu partout en Europe .
Et ...
« En août 1968, j’étais à Londres avec mon mari. J’avais été invitée à la télévision car on voulait avoir mon sentiment, en tant qu’intellectuelle, sur Le Printemps de Prague et sur les risques encourus d’une intervention soviétique.
J’avais ri. J’avais plaisanté que nous n’en étions pas là et nullement inquiets. Que l’entrée des chars russes dans Prague était un fantasme des occidentaux. Tout ça n’était pas sérieux.
Sur le chemin du retour – nous étions en voiture – fatigués, nous nous sommes arrêtés à une centaine de kilomètres de Prague et nous avons campé. C’était dans un tout petit village entouré par de belles et sombres forêts. Le temps était d'un calme olympien et la nuit brillait de tous ses feux étoilés. C’était superbe.
Fort tard, j’ai été réveillée par le tonnerre. Dans cette demi-conscience propre au sommeil interrompu, j’ai réfléchi que le temps était pourtant au beau fixe, que le tonnerre ne pouvait pas déja ... J’ai réveillé mon mari. Nous nous sommes assis sur nos sacs de couchage et nous avons écouté la nuit, la gorge serrée par un douloureux pressentiment : l'obscurité toute entière vrombissait d’un grondement sourd, là-bas, sur notre gauche, bien au-delà de la forêt.
Un grondement régulier, ininterrompu, inquiétant, sournois.
Nous sommes sortis précipitamment. Le fracas lointain continuait, tel celui que ferait un monstre de cauchemar en investissant le monde à la faveur de l'endormissement général.
Toute la campagne tremblait sous le poids effrayant du vacarme.
Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre.
Tout espoir était mort en dépit de cette vaste voûte qui scintillait au-dessus de nous, qui continuait de sourire, et je venais de déclarer à la barbe du monde entier que ce bruit effroyable, ces mâchoires de ferraille et de feu qui déchiraient maintenant l'aube, ça n’était qu’imagination de l’Ouest…
Nous n’avons pas pu rentrer à Prague, bouclée par les blindés. »
C’était en 93.
Vingt-cinq ans après, cette dame parlait avec des larmes humiliées plein ses grands yeux.
Elle m’a appris, entre autres, la vanité qu'il y a à vouloir commenter le monde. Pas assez sans doute : sur ce blog même, ou sur d'autres blogs en commentaires, parfois, je me laisse aller à envisager une issue, rose ou catastrophique, promise à l'état du monde.
C'est une grave erreur. Mais il n'y a pas de sagesse qui ne soit le résultat combiné d'une longue accumulation d'erreurs et de leçons apprises et point assez retenues.
08:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
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