UA-53771746-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18.03.2013

Au pied des murs - Fiction en 3 épisodes - Fin -

littérature

3

[...] Alors je suffoquai tandis qu’un flot épais de sang tiède envahissait tout mon corps, me faisait ouvrir la bouche toute grande et basculait ma tête dans un vertige jusqu’alors inconnu, d’une violence délicieuse et qui ne devait plus guère me quitter.
Je vis d’abord la femme étendue sur la chaise longue. Elle était nue. Elle était absolument nue. Elle se prélassait au soleil telle la divinité d’une légende antique et sa chevelure auburn, saupoudrée d'une lumière qui retombait en poussières, se répandait en désordre sur la toile rayée blanc et vert de la chaise longue. Elle tenait un livre à la main et d’épaisses lunettes noires masquaient son regard. J’écarquillai mon œil désemparé dans le petit interstice de bois et je fixai, de profil, la touffe ombrée du pubis, les seins mordorés, ronds et lourds, et je frémissais de tout mon corps, en proie à l’extase. Cette beauté de statue, tellement parfaite, tellement limpide et tellement isolée au milieu de tout ce délabrement de pierres et de halliers, ne pouvait être que l’émanation d’une déesse, que la manifestation d’un esprit fugitif et malin des bois et des forêts.
Qu'une créature momentanément égarée de ce côté-ci du réel.
Tout mon être tendu demeurait cependant chevillé à l’ombre délicatement crépue de cette étrange toison entre les cuisses et à la poitrine dressée tel un cri d’ivresse jeté vers le soleil et le grand ciel tout vide et tout bleu. Les jambes négligemment croisées à hauteur du genou étaient longues, beaucoup plus longues que la chaise sur laquelle elles étaient étendues et de temps à autres, seul signe tangible de l’existence charnelle de cet être magique, la main se levait légèrement pour tourner une page du livre.
Elle repoussa bientôt les lunettes sur le haut du front, se leva, éblouissante de souplesse, et se dirigea lentement par une allée de fins gravillons blancs, vers le corps de bâtiments situé juste en face de moi. Elle me tournait maintenant le dos. J’admirais là, l’œil collé contre le bois de la porte cochère à m’en faire mal, les premières fesses féminines de ma vie. J’admirais la réalité vivante de mes fantasmes naissants, j’admirais l’apparition devant mes yeux de toute cette métaphysique du désir qui devait plus tard me servir de phare et de sémaphore pour tracer ma route, et derrière laquelle, de villes en villes, de villages en villages, de routes en  routes, d’années en années, de débauches en débauches, de joies en détresses, d’ivresses en ivrogneries, j’ai couru, couru à perdre haleine, comme le prisonnier de l’éboulement court après le soupçon de lumière qu’il a cru entrevoir au bout de sa prison d’obscurité.
J’assistais, médusé, à l’éphémère et première mise en scène d’une éternelle illusion.

Un homme cependant, le torse puissant, était apparu qui venait à la rencontre de la femme. Il sortait de l’aile aux larges baies vitrées située en face de moi, et je me retirai vivement comme s’il pouvait me voir à travers le lourd portail. Je restai quelques instants le dos plaqué contre la porte, effrayé, n’osant plus m’approcher ni faire le moindre mouvement. Lorsque je revins enfin, avec mille précautions, l’œil avide, comme aimanté à cette fente entre les vantaux, le cœur battant, les deux corps n’en faisaient plus qu’un, absurde amas de peau luisante, agité d’ombres et de lumières, et ils se roulaient dans l’herbe comme le font d’ordinaire les enfants et les jeunes chiens fous.
Les larmes aux yeux, la bouche ouverte, j’entendais depuis mon portail, gémir ces deux corps ridicules. On eût dit qu’ils étaient en lutte et en proie à la plus vive des douleurs.
J’essaie de retrouver le trouble qui m’envahissait. Il me semble que quelque chose d’irréel, de délicieux et de divin, s’était évanoui et, avec ces deux corps confondus, qui se multipliaient, qui se chevauchaient tour à tour, qui roulaient, se redressaient et se renversaient encore, l’adoration du merveilleux.
Je crois que j’étais accablé. Et pour s’être inscrite dans le réel, dans le charnel, l’apparition nue n’en restait pas moins aussi inaccessible pour moi que la lune ou les étoiles de la nuit le sont aux rêveurs éconduits. Mon âge -  j’allais avoir treize ans- , l’homme qui pérorait, gloussait et se trémoussait comme un
absurde pantin  sur ma déesse déchue, ma condition sociale, mes parents, le curé, l’école, le monde entier…  Il y avait, entre cette beauté spectrale et moi, entre ce que je voyais se dérouler d’elle devant mes yeux meurtris par le mystère obscène du désir et de la vie,  entre les étranges lamentations que j’entendais maintenant jaillir de sa gorge offerte aux immensités du ciel , des abîmes effrayants, absolument infranchissables.
Il y avait tout le poids d’un incompréhensible et soudain désespoir.
J’éprouvai tout à coup une haine féroce contre tout ce qui était. Contre mon âge, contre les hommes, les réalités, contre tout ce qui pouvait m’entourer de tranquille et d’insignifiant bonheur.
Et je versais des larmes de dépit quand, la pénombre descendant maintenant de plus en plus profondément sous la touffeur des sous-bois et les deux corps s’étant enfin désolidarisés pour rejoindre l’intérieur des bâtiments après être longtemps restés blottis l’un contre l’autre, inertes, comme terrassés par la violence du combat, je me résolus enfin à rebrousser chemin, anéanti.
Je venais de perdre les repères sur lesquels l’enfant guide sa navigation. Je venais d’engloutir dans une vision éblouissante, la foule des petits signes avec lesquels cet enfant se fraie un chemin, difficile et solitaire, entre les commandements, les écueils et les rochers du monde adulte.
À tel point que tout ce qui, jusqu’alors, avait nourri peu ou prou mon initiation au plaisir de vivre devint affreusement insipide.
Je sombrai pour longtemps dans l’apathie et le dégoût même de l’existence.

09:50 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

je ne pourrai que débiter des banalités derrière de si jolis mots sur la fin de l'enfance; 13 ans, dis-tu? je crains bien que grâce à la télévision, au cinéma et autres technologies, ce soit peau de chagrin pour la merveilleuse innocence de nos enfants; peut-être cette perte prématurée était-elle un des écueils que tu voulais soulever avec cette fiction; mais je peux me tromper.

Écrit par : EMERY ANNE MARIE | 18.03.2013

On ne se trompe jamais, à mon sens, quand, dans une fiction, on trouve ce que l'on porte en soi.
C'est là même tout le sel de la fiction, n'en déplaise à l'ennuyeuse littérature pragmatique !
Bien à Toué.

Écrit par : Bertrand | 19.03.2013

Légitimité ô combien du clin d’œil au Grand Meaulnes.

Écrit par : Michèle | 20.03.2013

C'est un livre qui m'a suivi partout et que j'ai peut-être lu une dizaine de fois. Je parle du Grand Meaulnes, bien sûr...

Écrit par : Bertrand | 21.03.2013

Les commentaires sont fermés.