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09.01.2012

Un homme qui ne boit que de l'eau n'a pas de secrets à cacher à ses semblables

littératureDans mes placards, il y a de l’eau-de-vie de prune, du pineau, de la vodka, quelques bouteilles de vin, un reste de Calvados. Ces quelques soldats de l’ivresse, immobiles et debout, s’ennuient à mourir depuis longtemps sur leurs étagères. Personne ne vient plus rien leur demander. Ce sont des cadeaux que l’on nous a faits et, parfois, ils daignent servir un visiteur. Pas souvent…
Quand on habite un climat aussi éloigné, les visiteurs se font rares. J’aurais élu domicile aux Etats-Unis ou au Canada, ce serait plus facile, je crois. On monte dans un avion à Roissy, on en descend quelque huit ou dix heures après et salut ! Il n’y a pas le choix et quand on n’a pas le choix, les décisions se prennent forcément plus vite.
Mais là. Voiture ? C’est possible. Deux ou trois jours. Fatigant. En bus ? Pouah ! Trente six heures non-stop d’une bruyante  promiscuité, de Paris à Varsovie. En train, via Bruxelles et Berlin ? Oui, pourquoi pas ? Long et hors de prix…Et des correspondances de nuit, en plus. En avion, bien sûr. Deux heures et demie. Est-ce que ça vaut le coup, toutes ces démarches, ces contrôles, ces enregistrements, ces attentes, pour voler deux heures et demie ? Sans compter que toutes ces options ne mènent pas jusqu’à mon placard à bouteilles mais jusqu’à Varsovie seulement. Il y a encore trois heures et demie de route pour atteindre ma campagne, sur les rives du Bug.
Bref, la multiplicité des solutions, loin d’être un atout, est certainement un  handicap. Il faut être vraiment motivé. Et je ne suis pas assez aimant - je n’aimante pas assez je veux dire - pour inciter sans doute à un tel déplacement. En plus, il fait froid chez moi…Et c’est la Pologne. A part l’amitié, qu’est-ce qu’on viendrait chercher en Pologne ? Et est-on bien certain de la trouver à l’arrivée, cette amitié ? C’est tellement versatile, l’amitié !

Mais revenons à mes bouteilles inutiles. Je les regarde comme d’anciens compagnons de route, ces totems de l’ébriété, ces dieux de l'ivrognerie abandonnés là. Déchus. Ils semblent monter la garde le long du parcours et des souvenirs. On dirait des maîtresses éconduites aussi, mais amicales, sans mal-vécu, l’étiquette souriante. Et je pense à une phrase de Vailland, dans ses Ecrits intimes, que je cite de mémoire, donc en substance : « Autant il m’apparaissait, avant, inconcevable de vivre sans boire, autant il m’apparaît aujourd’hui inconcevable de vivre en buvant. »
Autrefois, une bouteille dans ma maison ne vieillissait jamais. Elle était vitement sacrifiée sur l’autel du quotidien.
Un schisme s’est donc opéré en moi. Il y a sept ans. Je n’ai plus de l’ivresse que des souvenirs qui s’estompent. Beaucoup, beaucoup de souvenirs, des bons, des mauvais, des minables, des sublimes, des avilissants, des violents, des hilarants, des ponts humides dans la nuit sans logis. J’avais bu toute ma vie, de mes premiers bals du samedi soir, à quatorze ans, à mon départ pour la Pologne, à cinquante bien sonnés.
J’y pense souvent : je n’ai fait aucun effort de volonté pour cela ; je ne me suis pas fait militant d’un sevrage ; je n’ai pris aucune de ces résolutions qu’on dit niaisement être bonnes. C’est venu comme ça. Je n’éprouve plus aucun besoin d’alcool, alors que je ne pouvais envisager un quotidien, une fête, un concert, une rencontre nouvelle, sans lui…

Je cherchais alors à ne plus m’habiter ? Je cherchais à mettre en exil ce personnage qui était moi et qui préférait ainsi dresser entre lui et la réalité des rapports humains le prisme déformant, ou plus audacieux, ou plus opaque ou plus aigu, plus clairvoyant, de l’ivresse ? Sans doute.
Voyager n’est pas guérir son âme, disait Sénèque, déjà cité dans Géographiques. Ce n’est pas la question du voyage. Il est même question du contraire. C’est la question essentielle de se retrouver seul, face à face, sans cartes biseautées dans le cerveau, donc de se retrouver vraiment et d’avoir soudain besoin de toute la force et de toute l’intelligence de la situation pour la vivre sans s’y abîmer.
On s’habite plus authentiquement soi-même quand on habite chez les autres. Forcément.
Le jour où j’ouvrirai mon placard pour décapsuler une bouteille, que je m'assiérai à la table pour contempler mon verre, pour le faire tournoyer un moment dans mes mains, pour humer le liquide dansant, pour sentir en moi, soudain, cet éloignement de la pensée et le courage nébuleux d'autres désirs, plus loin que l’immédiat des jours, alors, c’est que j’aurai rompu ma complicité poétique, sanguine, avec l’exil et que j’aurai besoin de m’habiter autrement. D’exiler mon exil.
Car cet alcool que je ne fréquente plus mais dont j'aime encore l'idée a ceci de terrible : il emmène vers des ailleurs qui ne sont accessibles que sans lui.

15:54 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Dans cette phrase "On s’habite plus authentiquement soi-même quand on habite chez les autres. "je m'y retrouve car j'ai vécu un exil.....dans mon propre pays en changeant simplement de région et j'ai fait comme vous, chez moi,j'ai bu de l'eau durant des années!

Bertrand, je vous souhaite une bonne année.

REPONSE BERTRAND

Oui, on peut être déraciné d'une région à l'autre..Parce que le seul pays que l'on porte en soi est celui de l'enfance.
Bien à vous

Écrit par : La Zélie | 09.01.2012

C'est très vrai ce que vous dites....il faut faire très attention à l'enfance!

Comment y faire attention?...vaste discussion!!!

Comme j'avais oublié: bonne année à tous les lecteurs et les commentateurs fidèles ou occasionnels!

Écrit par : La Zélie | 12.01.2012

Un aimant aimanté, ça doit être quelque chose (!) Du coup, l'on regrettera que le mot «abstinent» (que vous n'employez pas, ouf !) l'emporte sur le mot «abstème» dans les conversations courantes sur le sujet de la dépendance à l'alcool. Cette dérivation du mot, voire dérive, m'a toujours titillée.

Écrit par : ArD | 12.01.2012

Les commentaires sont fermés.