06.05.2013
Le passéiste
Ils étaient des vieillards.
Le bout clouté d’un bâton tenu dans leurs grosses mains frappait la pierre des chemins.
Ils étaient des vieillards. Leurs longs sourcils blancs, broussailleux, retombaient en voltigeant sur leurs paupières. On eût dit des halliers bousculés par le vent.
Ils étaient des vieillards.
Trop longtemps, leur douloureuse échine s’était penchée sur les sillons d’automne ; elle en avait tellement pris le pli qu’elle ne se redressait plus beaucoup. Certains d’entre eux marchaient alors le buste en avant, qui semblait vouloir se jeter sur le sol. La terre est basse, disaient-ils !
Ils étaient des vieillards et ils ricanaient avec des dents jaunies par la chique, tavelées par le tanin de la vendange, de longues dents déchaussées, semblables à celles de leurs chevaux broyant l’avoine. Ils ricanaient à tout : rien, sinon les nuages et les vents qui ravineraient leurs labours, coucheraient leur blé ou enterreraient trop profondément leurs graines, ne leur faisait vraiment peur. Ni les bruits lointains du monde crachés par le gros poste à lampe, ni les idées des autres, ni les maladies sournoises.
Certains d’entre eux avaient vu l’enfer. C’était avant, trop loin avant, alors ils n’en parlaient guère. Ou, s’ils en parlaient, c’était avec des mots qui avouaient ne pas être les bons, des mots qui ne savaient pas dire tout à fait tant c'était difficile à dire. Alors, ils maugréaient seulement de sourds jurons, avec des hochements de tête désabusés et de vagues haussements d'épaules.
Ils ne lisaient jamais. Ils savaient seulement compter des poids, des mesures et des coûts. Des coûts simples comme bonjour. Des coûts qui soustrayaient tout bêtement ce qu’on avait donné pour obtenir ce qu’on avait reçu, et personne ne venait s’interposer entre eux et les opérations qu'ils griffonnaient dans un cahier bleu marine et que des souris, parfois, avaient échancré. Au dos de ce cahier bleu marine que des souris, parfois, avaient échancré, les tables de multiplication toujours étaient inscrites. En cas de défaillance soudaine.
C’étaient leurs calculs. A eux. Au cheval. A la vache. A la chèvre. Aux poules. Au sac de graines. A la charrue et au pain du boulanger. On ne leur disait pas comment il fallait compter et ce qu’il fallait faire de ce qui sortirait de bon ou de mauvais de l’opération. Ils comptaient simplement, comme jadis la craie du maître sur un grand tableau noir.
Et quand ils avaient fini de compter, ils relevaient d'un geste las leur béret crasseux, crachaient dans leurs mains, puis se remettaient à éventrer la terre.
Parfois, le dimanche, ils s’asseyaient sur l’herbe du talus et regardaient au loin le soleil ensanglanté ruisselant sur les bois. Leurs yeux clignaient, comme pour ne pas trop en voir. Ils savaient bien que c’était là-bas qu’ils allaient. Que, même, ils arrivaient déjà.
Je me souviens bien d’eux.
Ils étaient des vieillards. De soixante à soixante-cinq printemps.
Je crois voir aujourd'hui, parfois, au loin, un soleil ensanglanté qui ruisselle sur les bois.
10:52 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Très beau, ton texte.....les vieux, disait jacques Brel...
ce n'est pas, je crois, être passéiste; chacun d'entre nous revoit ceux qui nous ont précédés; ils sont en nous; le passé n'est même pas vraiment passé; on les entend nous parler; simplement, on n'a pas vécu "l'enfer" comme eux,les hommes et les femmes qui les attendaient et qui ont vu pour les plus chanceuses revenir un homme qu'elle ne connaissaient pas; il leur a fallu bien de l'abnégation à tous pour se reconstruire.
il semble qu'on nous octroie pas mal d'années de plus: employons-nous à les bien vivre en tentant d'oublier le côté précaire de notre existence
Écrit par : Emery Anne-marie | 06.05.2013
Bonjour, cher Bertrand, quel plaisir de vous voir revenu de votre escapade. S'est-elle bien passée ?
En ce qui concerne votre texte, il est effectivement bien sympa. Et ce qui m'interpelle, comme on dit de nos jours, c'est la (double) phrase "Ils étaient des vieillards. De soixante à soixante-cinq printemps." De nos jours, on est loin d'être un vieillard, à cet âge-là (du moins dans nos contrées et pour des personnes n'ayant pas eu une existence trop difficile - on ne peut pas en faire une règle générale). Ca évolue, tout ça...
Écrit par : Otto Naumme | 07.05.2013
Quelle force ce texte, quelle beauté.
J'aime la couleur de ce cahier :)
Y a-t-il des tables de multiplication au dos des cahiers de Jagoda ?
Le soleil ensanglanté oui, il m'arrive de le voir aussi... de plus en plus souvent
Écrit par : Michèle | 07.05.2013
Chers amis, bonjour !
En vl'a une entrée en matière,n'est-il pas ? Mais c'est un plaisir de vous saluer.
Anne-Marie dixit et Otto itou, du moins en filigrane, que l'espérance de vie augmente et qu'il faut en profiter. C'est vrai. Mais bon, il n'en est pas moins vrai que si l'existence allonge, ça ne veut pas dire pour autant que la vie, en qualité, se porte mieux.
Dans ma campagne poitevine, quand j'étais un gaminos, un homme de soixante ans était un vieillard perclus de rhumatismes. Un vieux. J'en ai soixante deux, et ma foi, je ne me porte pas mal.
Et ça me fait une bonne transition pour dire que mon escapade, c'était chez moi, dans ma cour et la forêt pour fendre du bois, l'entasser, pour l'hiver prochain. Alors, vous voyez, hein, Otto, que ça n'était pas une grande villégiature. Mais j'aime ça. J'aime vraiment ça, le bois, le travail physique quand j'en suis le libre initiateur. N'ai jamais pu travailler pour un autre.Surtout Physiquement.
Hé non, Michèle, point de tables de multiplication sur les cahiers de Jagoda ! Que des photos de stars hirsutes. Par ailleurs, pendant que je fendais mon boué, elle est venue avec un livre d'histoire et m'a posé des questions... M'en vais de ce pas essayer d'en faire un petit texte.
Bien à Vous trois.
Écrit par : Bertrand | 07.05.2013
Cher Bertrand, on peut donc dire que vous avez fait une coupure à tous les niveaux !
(je n'en suis pas plus fier que ça, de celui-là...)
Quant à la qualité de la vie, bah... Vous avez malheureusement raison (malheureusement, dans le sens où il serait réjouissant que l'allongement de la vie et l'arrivée retardée de la décrépitude s'accompagnent de possibilités accrues dans les mêmes proportions d'en profiter - ce qui n'est pas forcément le cas...). C'est bien pour cela qu'il faut tenter de profiter de chaque journée qui passe...
(je viens juste de renouveler mon stock de points de suspension, je vous en fait donc profiter. Mais rassurez-vous, ça ne va pas durer, il n'est pas si important que cela...)
Et vous avez bien eu raison de faire ce texte sur Jagoda (joli prénom), il est fort agréable à lire ! (j'en retiens les loriots !)
Otto Naumme
Écrit par : Otto Naumme | 08.05.2013
Même une coupure de cheveux (!)
Les points de suspension, j'aime bien. Il m'arrive même d'en abuser, Cher Otto...
Ici, aujourd'hui 8 mai, pas férié et demain non plus, il n'y a pas d'ascension en Pologne. Ce qui est quand même risible, en France, comme ils sont pointilleux avec le calendrier chrétien !
Un jour de congé chrétien par là, un pont, un viaduc, tout ça à la gloire de la sainte trinité...
ça m'a toujours foutu mal à l'aise, même quand je me suis essayé à travailler. Ces petits corniauds de gogôche bouffent à tous les râteliers.
Ben à Vous, Ami Otto !
Écrit par : Bertrand | 08.05.2013
J'ai la "chance" d'exercer un métier où la notion de jour férié (comme celle de week-end, parfois) n'a aucune signification. Et de tomber des nues à chaque fois qu'on me dit "ah ben non, c'est férié". La seule dimension réjouissante, c'est que ces jours-là, les salariés sont payés à ne rien faire. (j'attends avec impatience les accusations de gauchisme, je m'en délecte d'avance...)
Otto Naumme
Écrit par : Otto Naumme | 08.05.2013
Je vous accuse de gauchisme irresponsable, oui ! Dans mes bras, cher Otto !
Écrit par : Bertrand | 09.05.2013
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