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20.11.2010

Andrzej Stasiuk, un merle blanc

71-2.jpgIl nous arrive – il nous est arrivé plutôt ou, encore mieux,  il nous arrivait  parfois - autour d’une table enfumée où refroidissaient les restes d’un repas abondamment mouillé d’un jaja rouge et noir, de refaire le monde, tard dans la nuit,  sous des lunes incertaines et la chevelure en bataille.
Tunnel à sens unique, sans embouchure ni sortie, que les espérances décousues de ces soirées ! Et  maudit soit ce maudit temps qui passe sans nous laisser le temps de peaufiner nos rêvasseries !
Le plaisir n’était pourtant pas de refaire le monde car il résidait dans l’idée même, substantielle, de le défaire. Comme un ravissement  présexuel. Celui qu’on connaît avant d’aborder le fulgurant mystère de l’orgasme.
Qu’aurions-nous fait, franchement, d’un monde à refaire? Nous étions de simples fainéants faiseurs de néant, des voyous en mal de philosophie et notre talent résidait exclusivement dans une espèce d’insatisfaction obstinée.
A l’heure qu’il est dans ma vie, avec un horizon de plus en plus prometteur de la fin des horizons, avec les priorités qui s’accélèrent aussi,  je me dis qu’on a  bien eu de la chance de n’avoir pas eu à faire ça, d’avoir laissé le monde s’accomplir tout seul, sur sa lancée, accompagné de nos seules diatribes.

Je vis dans un pays où le monde n’a quasiment jamais cessé de se faire et de se défaire. Un pays où ça s’écroule aussi vite que ça s’élève, où l’éphémère a jusqu’alors tenu lieu de sempiternel.  À tel point que les Polonais, parfois, semblent vouloir marcher sur la pointe des pieds, comme s’ils craignaient de provoquer une nouvelle avalanche, avec, encore, derrière elle,  des montagnes et des vallées à remodeler.
Leur monde, celui que nous appelions, nous, dans nos soirées d'inspiration anarchiste, le vieux monde, est tout neuf. L’ancien s’est écroulé de lui-même,  tel un mur qu’aurait trop longtemps miné l’humidité d’une gouttière pourrie.
Et un mur qui s’écroule, ça produit un grand nuage de poussière et une onde de choc qui frappe l’intérieur des cervelles. C’est physique. Peu importe alors si cet éboulement libère des espaces, élargit des horizons, ouvre de nouveaux champs et procure plus d’oxygène !

Ça, c’est au mieux de la morale sociale, au pire, de la phraséologie politique.

C’est l’onde de choc qu’il faut considérer, quand  un monde défait demande imagination et énergie phénoménales pour déblayer les ruines et qu’on est encore tout éberlué, suffoqué par le souffle du cataclysme, celui-ci fût-il de bon augure.
On a déjà vu des prisonniers condamnés à de longues peines et ne plus savoir trop quoi faire de leur cœur et de leurs bras et de leur âme une fois remis à l’air libre, pourtant des années et des années convoité, sublimé, fantasmé ! Encombrés de la responsabilité de vivre et du devoir d’exister. Des prisonniers forgés, entièrement construits par l’enfermement, par les murs, le silence, la privation  et les barreaux. Souvent même, de guerre lasse, on les a vus qui repassaient sous les fourches caudines pour aller s’endormir de nouveau  dans le ventre hermétique d’une cellule, là où l’existence se nourrit du non-être, là où on devient, par définition, un vieillard sans devenir.

Les espaces contraignants de la dictature sont tels.  Il faut, quand le ciel s’éclaircit soudain, cligner des yeux et s’accommoder à la lumière. S’impose alors l’envie d’aller au bout de ce rien qu’on entrevoit devant soi.

Le mur s’écroule. Le monde crie à la libération enfin… Mais que font donc les ex-emmurés, compagnons de Stasiuk ?
Ils ont trente ans, la gorge nouée par la fumée des cigarettes et le cerveau bousculé par les flots de la vodka et de la bière.
Qu’apporte ce nouveau monde qui naît au moment même où sombre leur jeunesse délabrée par l’enfermement ?  Que donne t-il d’espérance ? L’espérance, c’est du temps qu’on a devant soi…Et devant, il n’y a rien…Que de la laideur.  Le mot liberté se traîne comme un fantôme dans la grisaille de Varsovie, dans ses rues froides et désœuvrées et dans ses nuits de bohème absurde.
Le leurre est encore plus pernicieux que l’autorité de la botte car, enfin, comment se plaindre d’être désormais libre ? À quelle calamité imputer son mal-être ?
La liberté dont on ne sait par quel bout la prendre se mue souvent en allégorie de la liberté.

Les ex-emmurés de Stasiuk rejoignent donc les montagnes et la neige et le froid du «  Far East » polonais, à la recherche d’une  vieille ferme vaguement entrevue par l’un d’entre eux, avant, dans le brouillard communiste.
À la recherche  d’une vision, d’une sublimation de leurs paniques d’exister.
Tenter de faire reculer encore plus loin les murs. Voir s’il n’y aurait pas autre chose que ses ruines n’auraient pas dévoiler. Elargir ces murs à la grandeur des paysages de  montagnes et de neige. Pour aller  nulle part.
Sinon au bout d’une indicible chimère, jusqu’à la folie et même jusqu’à la mort.

Un corbeau blanc, Biały Kruk, oiseau rare et étrange des solitudes montagnardes, est le témoin fortuit de cette escapade dont ne saura pas  si elle est  testamentaire ou initiatique. Détail insignifiant du récit, le corvidé albinos se pose par deux fois au sommet des arbres de la vallée.
En polonais, Biały Kruk est une expression figée pour signifier un homme qui n’est pas à sa place, un décalé.  Ou alors une chose rare, le rara avis latin, et plus spécialement un livre, un livre d’exception, un chef-d’œuvre introuvable.

L’introuvable chef d’œuvre de vivre sa vie, peut-être, et  à la recherche duquel s’épuisent les ex-emmurés de Stasiuk.
Qui, avec Biały Kruk,  a peut-être offert à la littérature contemporaine un de ses Biały Kruk.

Article écrit pour le Numéro 78 de juillet 2009 de la revue  "Passe-Muraille" de JLK

14:00 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (4) |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Magnifique chronique.

Tout ce qu'on lit et qu'on oublie qu'on a lu.
Je viens d'aller rechercher ce numéro du Passe Muraille de juillet 2009. Et j'ai sous les yeux cette page, intitulée "De l'autre Europe", avec une image de Stasiuk, aperçue peut-être dans ce film qu'on avait vu, de Stasiuk chez lui, diffusé sur Tiers Livre, le site de François.

Il faut que je reprenne "Le Corbeau blanc". Il faut aussi que je me réabonne au Passe Muraille, cette excellente revue dirigée par Jean-Louis Kuffer.

Dans ce numéro du Passe Muraille, il y a aussi un inédit de Françoise Ascal "Un désir d'aube" et une chronique de Jalel El Gharbi "Sous la lumière de Chebbi". Et plein d'autres choses passionnantes.

Écrit par : Michèle | 20.11.2010

De la difficulté de vivre, de la complexité d'exister... de l'apparente facilité à survivre.

Écrit par : ArD | 20.11.2010

Essayer d'être quelque chose, quoi. Enfin. Au moins une fois.

Écrit par : Feuilly | 21.11.2010

Donner envie de lire: certains s'y entendent; je ne vais pas" reprendre" le corbeau blanc, je vais le prendre tout court et réparer mon retard; merci A.M

Écrit par : Anne-Marie Emery | 22.11.2010

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