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12.07.2010

Lire Balzac

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Pour les étourdis qui ne liraient  pas Non de  non,  je mets ici en ligne une lettre que m'adressa récemment Roland Thévenet, et parce que je la trouve, cette lettre, à bien des égards   essentielle.

Cher Bertrand,

Il fut temps, je crois, où les jeunes gens qui lisaient Balzac avec une ferveur non feinte, (celle avec laquelle ils écoutaient aussi Wagner), trouvaient dans la Comédie Humaine une sorte de dépucelage social, qu’ils prenaient très au sérieux ; pour eux, le roman dit d’apprentissage  fonctionnait à plein tube. Ce temps, c’était la fin du XIXème et le début du XXème. J’en trouve quelques témoignages chez des Lyonnais que j’affectionne, les Chevallier, Champeaux, Béraud :

« Ce fut un éblouissement. Il admira qu’on put apprendre tant de choses, tout en se laissant emporter au fil du récit romanesque. En quelques mois, les sciences les plus abstruses –la médecine, la procédure, la théologie et l’économie politique – lui révélèrent leur secret. Il avait maintenant une teinture de toutes les connaissances. Rien, de lui, demeurait étranger. Les plus savants débats s’ouvraient à ses lumières », écrit Champeaux (1). 
Chevallier rajoute pour sa part : « L’art passe pour un amusement aux yeux de ceux qui ne s’y sont pas affrontés. Mais nous lisions Balzac, qui connaissait bien la question  (…) Michel-Ange,  Shakespeare, Cervantès, Balzac ont accompli des choses plus étonnantes qu’Alexandre, César ou Napoléon. Les seconds se sont emparés d’une humanité passive, crédule et malléable ; ils l’ont modifiée et bouleversée. Mais les premiers ont créé une humanité fictive qui n’est encore point morte, et longtemps encore servira de compagne et de modèle aux humains.»

Quant à Béraud, il fit mieux, fort en gueule et vêtu comme un dandy dans le Lyon mille neuf cents, je crois qu’on peut sérieusement avancer qu’il se prit pour Balzac, encouragé en cela par une cour de fidèles admirateurs.

Puis les lectures qu’on fit du vaillant Honoré perdirent cette espèce de naïveté très Belle Epoque, très autodidacte.
Les universitaires d’après-guerre, c’est triste à dire, avaient pris le pouvoir sur le monde des Lettres :  A l’ombre soit d’un grand Wurmser, soit d’un grand Bardèche, les lectures de Balzac étaient devenues informées, idéologiques, partisanes : Valéry et sa marquise sortant à cinq heures étaient aussi passés par là, l’ancienne société dépeinte par Balzac avait été balayée par une guerre mondiale, une crise économique, une seconde guerre mondiale, Proust et Céline avaient parachevé le tout, l’un ayant conté le choléra qui avait frappé ses cimes, l’autre la gangrène qui avait dépecé sa base.
Dans les facs ouvertes à tous les vents de l’après soixante-huit, on continuait à parler de Lucien de Rubempré et de Coralie, de César Birotteau et de Louis Lambert, de Madame de Mortsauf et de Vautrin comme de personnages réalistes. Soit.
Mais qui, franchement, s’attendait encore à les rencontrer dans une station service ou sur un quai de métro ? Le sérieux Genette nous avait-il pas à tous expliquer en plusieurs tomes qu’il ne fallait plus confondre la personne avec le personnage ? Et la bataille contre l’Etat-Civil, avec le temps écoulé et tant de thèses expirées, avait cessé, faute de combattants.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Ce que je vous disais dans une précédente lettre : Balzac fait chier la jeunesse !  Et pour ce qu’elle est intéressante, la jeunesse, Balzac le lui rend bien ! Quand j’habitais à côté du Père Lachaise, j’allais le lire, le cul posé sur sa tombe, face à celle de Gérard. J’ai toujours beaucoup aimé cette allée, pavée et ombragée, et si littéraire. Un après-midi, je l’ai déjà raconté sur Solko, je rencontrais un vieux monsieur qui se présenta à moi comme un amoureux de Nerval car, m’avoua-t-il, la lecture de Gérard lui avait sauvé la vie. Aussi fleurissait-il sans avarice le rectangle de sa tombe. Nous engageâmes la conversation, - une conversation très douce et fort érudite, qui rompait rudement avec l’odieuse sécheresse de ces années mille neuf cent quatre-vingts durant lesquelles le socialisme matois et décomposé de quelques rusés dirigeants français avait commencé à dresser la table dans le pays au libéralisme sauvage et mondialisé qui triompha depuis -. Il me proposa, puisque j’aimais l’auteur de Louis Lambert, de me faire découvrir la tombe d’Esther, celles de Lousteau, de Goriot, de Nucingen… la tombe de leurs modèles, aurait corrigé Gérard Genette, mais ce vieux monsieur restait balzacien jusque dans le double discours. Et, plissant les paupières, humides de quelque réminiscence :

« -quelle pitié, l’abandon de ces travées... L'abandon de ce siècle…

- 1822... Deux ans avant Louis Lambert, fis-je alors remarquer devant l’une d’elle.

- C’est exact, me dit mon spirituel guide, retroussant contre sa nuque son col de fourrure de martre élimé. Puis, comme si ma remarque l’avait ramené à la réalité :

- Nous ne trouverons pas Louis parmi ces allées… »

Mais j’avais découvert, dans la statuaire du cimetière parisien d’où Rastignac avait poussé son fameux cri, et grâce à ce vieillard, une entrée nouvelle dans l’œuvre, une entrée de chair, si l’on peut dire. Il m’en avait fait flairer quelques relents.

Nous sommes d’accord une fois de plus : ce Splendeur et Misères des Courtisanes, qui voit une moitié de Paris se battre contre l’autre pour emporter la grâce d’un sourire de Lucien, est certainement l’un des meilleurs. La Cousine Bette, également. Et bien sûr ces Paysans. Mais, quand on trempe un doigt de pied dans la mer, on a souvent envie d’y plonger à nouveau le corps  tout entier, n’est-ce pas ?

Voici donc juillet et le temps du farniente. Je veux dire, le temps du farniente social. Echangerons-nous de loin en loin durant l’été une plus clairsemée correspondance ?
Je ne sais encore. Je vous retrouverai avec plaisir à la rentrée.

Amitiés

Roland

(2). Champeaux – Le roman d’un vieux groléen

(2) Gabriel Chevllier - Chemins de Solitude.

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