29.06.2010
Chemins patoisants
Quoique dépourvue de toute instruction scolaire, Marie n’en parlait pas moins la langue des bons élèves, le latin.
Pas le latin marmonné sur les genoux tous les dimanches matins. Non. Celui-ci était réservé aux grandes élévations spirituelles et tenter d’en percer le mystère eût relevé de la profanation, comme de vouloir emprunter un raccourci, une tricherie, pour parvenir jusqu’au céleste empire.
En fervente bigote, Marie n’entendait donc goutte à ce latin-là, mis à part, peut-être, le rassurant Dominus vobiscum, et le Ite missa est, grossièrement traduit par les paroissiens par "vous pouvez reprendre vos vélos. »
Marie - la mère Marie comme on disait - parlait donc latin sinon couramment, du moins dans la vie courante. Langue dont on célébrait régulièrement les obsèques à grands renforts de déclinaisons entre les murs de mon collège et néanmoins bien vivante au village.
Du latin presque classique,
- Cur que tu fais tieu ? Pourquoi fais-tu ça ?
En passant par le latin populaire,
- Y’a pu d’eve au puais. Il n’y a plus d’eau au puits.
Jusqu’à l’ancien français du 16ème :
- L’a cheu. Il est tombé.
Voire celui du 11ème :
- Mes bots sont restés de fors. Mes sabots sont restés dehors.
On disait « la mère Marie » parce qu’on en était déjà au début des années soixante alors qu’elle arrivait, elle, de temps beaucoup plus reculés, presque fictifs. Mille neuf cent. L’âge du siècle. Toujours de noire vêtue quoique je ne sus jamais de qui elle portait ainsi le deuil.
Peut-être de sa propre vie ballottée du cul des vaches à l’auge du cochon en passant par le bourbier nauséabond de la basse-cour.
Pierre, son mari – je n’invente hélas rien des prénoms mais on peut tout aussi bien les rattacher à Curie et Skłodowska si on veut éviter à tout prix l’apôtre et sa vierge – ne parlait pas le latin. Ou alors beaucoup moins bien. En tout cas, il avait une sainte horreur de celui du dimanche matin. A aucun prix, il ne voulait l’entendre balbutier.
Sa passion était beaucoup plus raisonnable, moins ambitieuse et beaucoup plus tangible : les femmes. Celles du village.
- Vous m’avez fait grand pou, hier souèr, Pierre, derrière mes contrevents quand que y’allais m’coucha….
C’était dit avec une telle bêtise que ça ne pouvait être que vrai. Et ça venait d’Alice, une veuve, depuis si longtemps veuve qu’on n’avait jamais vu son mari et que ses habits n’avaient jamais été noirs.
- Et to qu’tu vas guetter Tié lé fumelles quand a s’couchant ? s’effarouchait la pieuse Marie.
- Ma foué non. I m’en souvindrais, qu’il ricanait, le Pierre.
Pour sûr qu’il faisait l’âne. Personne n’était dupe et sa réputation de coureurs de bonnes femmes n’était plus à faire. Á la tombée de la nuit, surtout l’hiver quand les gens désœuvrés se couchent comme les poules, il était en effet fréquent qu’un retardataire le vît traîner par les chemins en pluie et en vent, furetant derrière les volets mi-clos, à la recherche d’un coup d’œil polisson.
Il était aussi l’homme riche du village.
Á tel point qu’il était le seul à posséder une automobile. Une 203 Peugeot, grise et rutilante. Il ne s’en servait que pour aller au marché du lundi ou alors pour rendre service si d’aventure une bonne femme avait besoin de se rendre au chef-lieu du canton pour affaires.
Les mauvaises langues prétendaient alors que le prix du voyage se soldait par l’octroi de quelques caresses incongrues.
- I veut ben qu’vous m’conduisiez, mais t’chau cop, i veux payer l’essence, déclara un beau jour l’affligeante Alice, laissant entendre par là que l’autre fois, Pierre avait, sinon réussi, du moins tenté de se payer sur la bête.
La mère Marie ne devait plus savoir en dispenser, de telles caresses. Car jamais Pierre ne consentit à la conduire à l’église. Elle s’y rendait en vélo, que le temps soit clément, que les pluies en rafales cinglent la campagne ou que la pierre des chemins se fende sous la morsure du gel.
Je ne suis donc pas certain qu’elle ait été une seule fois passagère de la belle 203 de son bonhomme de mari puisqu’elle dédaignait aussi le marché du lundi. Quant au chef-lieu de canton, dix kilomètres, c’était le bout du monde et la pensée qu’elle puisse s’y aller fourrer ne l’effleurait sans doute même pas.
D’ailleurs, sur l’automobile émergente, elle nourrissait un sentiment des plus cruels. Un sentiment aux antipodes des enseignements dont le latin du dimanche matin était censé la nourrir.
Nous en étions, sinon au début de l’automobile, du moins au début de sa vulgarisation.
Sur la nationale 10, la grande route, la mythique grande route de la conquête de l’Espagne par Napoléon, celle sur laquelle passaient tous les mois de mai les forçats en vélo du Bordeaux/Paris, les premières DS, les 403, R8 et autres dauphines commençaient à rivaliser de prouesses techniques.
Il advint alors que des gens de très loin, de Paris peut-être, ou de Bordeaux je ne sais pas, ou de plus loin encore, donc pas vraiment de réels gens, s’écrasèrent sur le talus et y périrent cruellement. Une famille entière. Le drame fit grand bruit par les chemins perpendiculaires à la nationale et qui ramifiaient entre les haies jusqu’aux chaumières les plus antiques. Les hécatombes routières n’étaient pas encore entrées dans les mœurs, ni comptabilisées par un ministère.
Le jugement de la pieuse Marie sur son vélo qui n’allait pas plus loin que l’ombre du clocher, fut donc sans appel :
- N’aviant qu’à rester dans ieux cabanes….Ils n’avaient qu’à rester chez eux.
Pierre, le mari libertin donc, avait par ailleurs une drôle de façon de confondre le verbe se taire et le verbe s’écouter, si nous venions, nous les mômes ignares, à émettre le moindre avis sur quoi que ce fût.
- Qui’qu tu racontes, écoute te don…Tu connais rin…. et il se dandinait sur ses pattes ridiculement courtes, et il dodelinait du chef, qu’il avait chauve et toujours protégé d’un large chapeau qu’on eût dit celui d’un vieux cow-boy.
Quoi ou qui écouter si on se tait ? Si on se tait, on n’écoute que soi-même. A l’intérieur. C’était pas si bête dans le fond…Se taire pour mieux s’écouter.
Un jour, faudra que je réfléchisse à tout ça.
Que je me fasse une idée plaisante d’où ils tenaient tant de savoir oral. De quels flambeaux passés de chemins en chemins, de bois en bois, de champs en champs, de rivières en rivières, de berceaux en berceaux, ils détenaient usage de cette parole-là.
Les érudits, les linguistes, les historiens et les spécialistes de la sémantique, quand ils ne seront pas tout ça à la fois, ne manqueront pas de me faire plaisamment remarquer que je cherche tout bonnement à défoncer là des portes ouvertes. Ils voudront dire sans doute des portes que nous, hommes savants qui nous sommes penchés sur la question, avons ouvertes depuis des lustres et des lustres. Ils diront que la langue française prend racine dans le latin classique devenu bas-latin, puis latin populaire et médiéval, lui-même changé en vieux français et abouti à notre français moderne, jusqu’à plus ample transformation.
Le tout assaisonné d’un reste de racines celtes, de-ci, de-là.
Comme toutes les langues, la nôtre a donc son histoire, un chemin qu’elle s’est frayé à travers les âges. Ce chemin, il y a belle lurette, mon bel ami, que nous en avons débroussaillé tous les tenants et tous les aboutissants.
Certes. Certes, messieurs les érudits, mais là n’est pas exactement mon propos. Je sais bien l’importance et le juste fondé de vos travaux. Ils me sont d’ailleurs souvent précieux.
Mais ce qui me préoccupe, c’est l’inversion complète des rôles sociaux dans cette affaire de vieux français, de latin écorché des campagnes et vos doctes disciplines. Ce qui me préoccupe, c’est que justement, mon enfance sur les chemins de pierre et les hivers en bruines, a été bercée par ces sons, par ces signifiants spontanés qui disaient le monde et que, plus tard sur les bancs respectables de l'instruction publique, on m’a interdit de les prononcer, tous ces vocables, comme s’il se fût agi de vilenies, frappées du sceau de l’infamie.
C’est parce qu’ils étaient les marques de l’ignorance. Les marques d’une conceptualisation du monde qui aurait loupé une marche haute de plusieurs siècles, celle qui va du vieux français à notre langue soignée.
Je disais donc inversion des rôles parce que ce sont les marques d’une telle ignorance qui sont la matière même sur laquelle s’exerce votre érudition.
L’ignorance comme source de savoir. Un bel oxymore.
Vous moralisez, monsieur du poète ! Vous moralisez ! L’étude des langues et des jargons est scientifique et n’a que faire de votre attachement à des chemins patoisants. Voyez-vous, nous pouvons tout expliquer par la recherche tandis que vous ne pouvez effleurer votre propos que par l’émotion.
Nous ne parlons pas exactement la même langue, effectivement.
Je parle des nuages gris fuyant sous l’automne, d’un vent humide sur de sombres guérets et des grives en vols saccadés sur les vignes de novembre.
Je parle d’un monde condamné à mort et dont on a d’abord tué les mots.
Je parle d'un monde qui a fui sous ma vie.
Mais je le porte en moi, ce monde. Le deuil n’en est pas entièrement accompli et ne le sera sans doute jamais. Seuls les gens qui se renient par ambition d’épouser autre chose qu’eux mêmes, font deuil de leurs premiers mondes. Quoique en apparence seulement. Ce monde leur colle toujours à la chaussure, qu’il soit glèbe ou poussière. Ils secouent alors vainement cette chaussure, pour tenter de le faire tomber, de le laisser en chemin. Aussi claudiquent-ils le plus souvent et ne trompent-ils ainsi que d’autres trompeurs de leur acabit.
Ce qui me tarabuste, donc, c’est comment la transmission. Vous savez expliquer la genèse établie du langage mais ne sauriez décrire son cheminement vivant, comment il a su éviter les écueils d’une modernité conquérante.
De l’obligatoire parler.
Comment il a usé de ruses pour rester clandestin dans les campagnes, comment il a su se travestir en marques de l’inculture pour arriver, de bouches à oreilles, de la fin du Moyen-âge jusques à nous. Vous faites donc l’histoire d’une musique en occultant l’histoire de sa tonalité. La tonalité, c’est la transmission.
Je veux dire qu’un monde qui dit « mes bots sont de fors » a été transmis par un monde autre que celui qui a transmis « mes sabots sont dehors.»
Et à d’autres fins aussi.
Et alors ? Vous vous préoccupez de musique et nous de partitions, voilà tout. Marie, la fervente Marie dont vous nous parlez, disait de fors et vous trouviez sans doute ça tout naturel jusqu’à ce que l’instituteur et les livres ne vous enseignent dehors.
Vous connaissez les transmetteurs parce que vous avez vécu une transformation, une mutation de l’oral au graphisme. Je dis cela parce que jusqu’à ce jour, vous n’aviez sans doute jamais écrit ni lu de fors, n’est-ce pas ?
J’en conviens. Je découvre même. Ce linguiste latiniste est en outre un homme d’une exquise urbanité. Un pédagogue serein. Il arbore petites moustaches tranquilles sous un long nez pointu et ses yeux brillent comme des sourires humides.
Musique, oui. Les mots n’existaient qu’en musique. Des mots qui ignoraient l’écriture, des mots pour la voix seulement, des mots auxquels il manque une dimension. Des mots condamnés à mourir dés lors que la nécessité d’apprendre autre chose que des gestes adaptés à des saisons, des directions du vent, des profondeurs de labour, des couleurs de nuages, s’est faite incontournable.
C’était là le monde de l’immédiateté. De l’urgence. L‘immédiateté est toujours orale, elle est descriptive.
Tandis que l’écriture est prospective. Elle anticipe.
Vous l’avez dit : un monde qui meurt n’a plus besoin des mots qui le désigne. Vous les voulez vivants, ces mots, alors que nous en avons depuis longtemps terminé avec leur dissection.
Me voilà donc au fait.
Ecrire les mots, c’est anticiper le réel. Pas le décrire.
Mon écriture, pour une bonne part descriptive de mes paysages - car vivre sans paysages est indigne de vivre – est donc une écriture surannée.
Vouée aux silences des chrysanthèmes.
Texte publié en novembre 2008
09:50 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Tes paysages, tu ne les décris pas, tu les écris, les crées, les (ré)inventes.
Et j'éprouve à lire ce texte, là, - un texte magnifique, admirable, incroyable - à quel point le lecteur est toujours en devenir ; car ce texte j'eusse juré le lire pour la première fois : je n'étais donc pas capable d'en tout entendre il y a un an et demi.
Merci en tout cas de ces lignes admirables, grosses déjà de l'esprit de 'Géographiques'...
Écrit par : Michèle | 29.06.2010
"Si l'on veut valoriser, sans arrière-pensée, la sobriété, paradoxalement, s'impose. L'adjectivation est un surplus, une volonté de preuve, un aveu : la présence acharnée de celui qui parle, comme l'adverbe dont parle Umberto Eco, et qui veut se convaincre lui-même de son affirmation."
Voilà ce que dit avec justesse notre ami nauher dans son billet sur le groupe nominal.
Je maintiens cependant mon adjectivation forcenée : ton texte est magnifique, admirable, incroyable(ment) beau ! ;-)
Écrit par : Michèle bis | 29.06.2010
Merci de ta lecture, Michèle..heu...de ta re-lecture...
Quand je remets au goût du jour un texte déjà ancien et enseveli dans "la fosse à bitume", j'essaie de choisir ceux qui parlent encore, que le temps n'a pas étouffé..
Et tu as raison : il y a là les premières notes de "Géographiques"...
Ce que tu cites de Nauher est admirable. Ce garçon est pétri de talent. Vraiment.
Amicalement
Écrit par : Bertrand | 30.06.2010
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