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26.12.2010

Il

barreaux.jpgIl  y a dans ma tête un homme qui tourne parfois en rond. Au hasard, par associations d'idées pleinement conscientes ou beaucoup  plus lointaines, mais toujours éveillées.
Jamais dans mon sommeil, d'autant qu'il m'en souvienne.
Je ne l'ai pas connu, cet homme.
J'ai seulement croisé son regard, mais c'était plus dense, plus pathétique et plus vrai que tous les discours, que tous les poèmes, que tous les livres, que tous les sonnets et
que toutes les musiques du monde.
Si tu croises un jour un regard pareil, forcément, il se promènera
aussi, longtemps et parfois, dans ta tête.
Si tu as su la conserver humaine.
 Je ne l'ai pas connu, cet homme, parce que c'était dans un univers où personne ne connaît personne. Un univers où l'on se croise, où l'on n'échange que des regards, des coups ou des cigarettes. Une sorte de superlatif microcosmique de nos sociétés organisées pour et autour de la misère, le plus solide des jougs posé sur la nuque humaine.

De cet homme, j'étais le seul à avoir le droit de croiser le regard, en tant que bibliothécaire. Disons plus modestement préposé à la distribution des livres.
Pour lui en tendre un, j'étais donc bien obligé de voir ses yeux. Interdiction de lui serrer la main, interdiction de le saluer, interdiction de lui dire une parole, interdiction de le toucher, interdiction qu'il fût un homme.
Seulement avec les yeux.
Le fonctionnaire en casquette et uniforme, derrière mon dos, veillait à ce que je lui présente seulement le livre demandé, du bout des doigts, à bonne distance, et sans desserrer les lèvres.

Il était assis sur une chaise rudimentaire. Il n'avait pas le droit à son lit le jour, on lui clouait dans le mur lépreux. La nuit, il n'avait pas le droit à l'obscurité non plus, une chandelle nue l'arrosait du crépuscule au matin et, par un immonde judas, un œil où dansait de l'alcool frelaté, un
œil mensualisé sur l'échelle mobile des salaires, veillait à ce que ses insomnies fussent douloureuses.
Il avait des chaînes à ses pieds et il avait des chaînes à ses mains. Pour qu'il ne puisse faire aucun mouvement brusque...Pas contre quiconque - il ne voyait jamais personne - mais contre lui-même.
La société avait décidé que ce serait elle, et elle seule,  qui aurait le privilège du geste fatal.
Bleu comme l'océan sous juillet, qu'il vacillait son regard...Mais un bleu de la bourrasque, un bleu des tempêtes inconnues. Un ouragan, un cyclone, un cataclysme limpide, une furie accrochée au zénith, sans un nuage. Une incohérence. Et de l'humidité qui flamboyait. Comme de l'eau qu'on aurait incendiée de l'intérieur.

Je lui ai tendu La Mare au diable.
Etait-ce bien raisonnable ? Il y était depuis longtemps, au diable, et il pataugeait dans des eaux  plus glauques qye celles d'une mare.

Plus tard, quand je ne fus plus un
préposé à la distribution des livres, quand j'eus posé mon cul sur la plage humide pour regarder le bout de l'île d'Aix, le dos de l'île d'Oléron, fort Énet et fort Boyard accroupis dans des brumes incertaines, avec des goélands criards et fientant au-dessus, pour, aussi, réhabituer mes poumons à l'air dont ils avaient tant manqué, pour cracher la poussière, j'ai appris que le législateur  avait permis qu'il se couche désormais le jour s'il était fatigué, qu'il ait droit au noir pour son sommeil, qu'on lui parle, qu'on lui serre la main avant de lui donner un livre ou un bout de pain, qu'on enlève les chaînes qui lui brisaient les pieds...
Que sa tête resterait solidaire de son cou.

Il se promène encore dans la mienne, des fois.
Il me semble, dans ces moments-là,  avoir traversé un lambeau de Moyen-âge, qui s'est oublié là, accroché sur ma peau.

Image : Philip Seelen

12:03 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Pas de commentaire possible.
Je vous lis bien.

Écrit par : Natacha S. | 27.12.2010

Fragment de mémoire perforante d'une amputation programmée qui se manifeste comme une escarre cutanée... et odeur putride de certaines visions.

Écrit par : ArD | 27.12.2010

Les commentaires sont fermés.