04.01.2010
Le yo-yo
L'hiver polonais, c'est du froid, évidemment, mais c'est surtout une redoutable dent de scie, aiguisée avec finesse. C'est de cette dent scie dont on se souviendra le plus, parce que c'est elle qui mord et qui cisaille.
Le thermomètre accroché à la fenêtre monte, jamais très haut, et il descend, là, on ne sait jamais jusqu'où et surtout très vite. Une soirée à moins cinq peut déboucher sur une aurore à moins vingt. Rien de plus normal. Les hommes vont leur chemin et n'en parlent pas. Simplement dire zimno, il fait froid, en même temps que dzień dobry, bonjour.
C'est là toute la grande rigueur de l'hiver de l'est, ces jeux de yo-yo du mercure. Je me demande souvent quels sont les efforts demandés à l'organisme pour passer avec un minimum de dégâts ces écarts brutaux, imprévisibles, dans un sens comme dans l'autre....De moins trente, on était passé à 0 en une nuit, puis à plus huit le lendemain. Comme si, au mois d'août, il faisait 38 degrés chez vous, là-bas qui fut chez moi, un mois étouffant avec de la poussière qui vole dans le vent d'Italie, et soudain zéro degré, l'eau qui gèle dans la gamelle du chat oubliée sur le pas de la porte.... J'imagine le ministère de la santé débordé, alarmiste, grotesque et ridicule, faisant l'empressé consciencieux. Comme en 2003, quand les vieux avaient décidé de mourir tous ensemble, les coquins !
Ici, on ne dit rien. On va sa vie d'homme sous les latitudes brutales.
Et c'est du silence, du silence sur des villages emmitouflés de blanc et la forêt qui semble baisser les bras sous le poids des neiges, chaque jour un peu plus.
Une envie folle d'écrire tout ça. Exercice difficile tant les mots à la disposition du silence sont insignifiants. Comment dire sans redire cette nuit éclairée de pleine lune, même au travers d'un plafond du ciel très bas, et ces champs et ces chemins et ces bois écrasés sous la blancheur muette et transie ?
Comment dire ce sentiment, cette impression de solitude infinie, de bout du monde. Pas un bruit, pas un pas, pas un souffle, pas une âme qui vive. Si. Un renard qui piétine à une lisière, avec, au dessus un grand corbeau qui passe. Ils ne jouent plus à la fable, ces deux-là, trop conscients que la mort est peut-être à la chute du jour et que chacun son fromage.
Ècrire cette différence fondamentale entre l'ouest tempéré et l'est frigorifié où les routes sont des tapis de glace. La peur souvent accrochée aux mains...
J'imagine le ministère des transports, dans le même état que celui de la santé devant la susdite gamelle du chat...
On ne dit rien ou alors on dit c'est l'hiver....
C'est ce double silence qui me trouble. Un silence sur le silence. Venu d'ailleurs, je débarque sur une lune et je voudrais qu'on me parle de la lune. Il n'y a rien à dire.
Parce qu'on débarque d'abord chez des gens qui savent lire leurs paysages.
C'est cela aussi être étranger. Savoir que dans ces paysages, vous n'avez pas appris vos premiers mots.
Les mots qui désignent le monde ne sont pas universels. Ils se déclinent en amont, loin derrière.
À la source.
Et mes mots à moi ont le goût salé des estuaires venteux .
11:18 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
Ah le silence. Comme nous en manquons nous autres. Quel effort presque monacal il faut faire pour l'obtenir ici. Je sais comme si cela venait d'une vie antérieure quel bienfait c'est pour le cerveau ! Les mots qui désignent le monde n'existent qu'entre deux silences.
Merci de cette page habitée.
Écrit par : solko | 04.01.2010
Le plus étrange, c'est que malgré tout, je t'envie presque... Moi qui déteste le froid et la neige !!! Magie des mots ?
Écrit par : stephane | 04.01.2010
Solko : "Les mots qui désignent le monde n'existent qu'entre deux silences."
Tout comme les notes d'une partition, Solko. Belle allégorie..Sans les silences, les notes d'une partition donneraient un son anarchique (j'ai pas dit anarchiste)
Stéphane : Le mieux alors, est de venir vérifier...2500 Km, c'est pas la mer à boire.
Amitiés à vous
Écrit par : Bertrand | 05.01.2010
Moi aussi j'ai tendance à envier ce silence et ces paysages dont vous parlez, qui favorisent peut-être le retour à l'essentiel de soi. Ici nous sommes accablés de bruits en tous genres...
Sans doute suis-je aussi sous l'emprise de nostalgies ataviques et puis,c'est un peu osé de l'écrire en ces temps de neige , "l'herbe est plus verte ailleurs".
La magie des mots joue aussi.
Écrit par : zdzislaw | 05.01.2010
Merci de votre passage, cher monsieur, et je devine à votre signature que vous connaissez sans doute ces terres de l'est et leur rude climat.
Ces terres sur lesquelles j'ai choisi de vivre.
Bien cordialement à vous
Écrit par : Bertrand | 05.01.2010
En fait,vous me connaissez déjà sous le pseudo de delirium , j'ai signé de mon prénom car il correspond mieux à cette part de mon identité qui m'attache à ces contrées que je connais un peu et qui ont ancré en moi une forme de nostalgie héritée de mes parents et réactivée par mes voyages: "silence sur des villages emmitouflés de blanc","impression de solitude infinie, de bout du monde","pas un bruit , pas un pas, pas un souffle,pas une âme qui vive", voila des mots qui rendent présentes ces terres infinies d'intensité glacée, terres qui vivent selon ce qu'elles sont et que vos mots font resurgir à ma nostalgie: des lieux perdus pour moi mais qui restent gravés dans un coin de ma carte d'identité.
Écrit par : zdzislaw | 05.01.2010
Les commentaires sont fermés.