16.01.2009
Polska B dzisiaj - Le haras de Janǒw podlaski
Posé sur la frontière, Janǒw Podlaski est au parc naturel de la vallée du Bug ce que Coulon est au marais poitevin, le fourmillement du tourisme vert en moins. L’eau aussi, bien qu’elle soit partout présente mais dissimulée dans la forêt, dans les fossés et les étangs marécageux. La forêt humide est un biotope exceptionnel en Europe, mais fréquent ici. Ça donne les cigognes et les grues du printemps, les moustiques exténuants de l’été, les brouillards des sous-bois l’automne et rien l’hiver. Que de la glace engloutie sous la neige.
Nous allons à Janǒw parce que je veux visiter le haras, le plus grand du genre en Pologne. En fait, j’ai lu son histoire étroitement liée, comme tout ici, à celle du pays, elle-même sanglante grille de lecture des grands antagonismes de l’Europe.
Et puis j’aime bien les chevaux. J’ai donc lu l’histoire. Je veux la voir au présent.
Nous sommes sous la botte d’Alexandre 1er, tsar de toutes les Russies. Napoléon quant à lui n’est plus qu’un nabot boursouflé dictant ses mémoires sur un rocher anglais harcelé par les tempêtes. Ici, Napoléon est un héros, un libérateur. Sa grande armée, son bicorne et son ulcère à l’estomac, ornent parfois les murs de telle ou telle salle, publique ou privée. On lui voue reconnaissance éternelle pour la création du grand Duché de Varsovie, un éclair d’espoir sous les ténèbres qui asphyxiaient le pays. Et puis, son idylle avec Madame Walewska reste un grand fait divers de l’histoire et qui alimente encore les points de vue. Walewska femme simplement aimante ou patriote acharnée se sacrifiant pour séduire le vainqueur des Prussiens, des Russes et des Autrichiens et le convaincre ainsi, sur l'oreiller , d’ordonner que l’étau soit desserré ? Si l’histoire ne peut évidemment dire si la première de ces femmes a été comblée, elle peut affirmer que la seconde a échoué. Mais peut-être, aussi, était-ce la même femme. Patriote et amoureuse. C'est celle en tout cas qu'il me plaît de retenir.
Héros ou pas, Napoléon a massacré, outre des hommes par milliers, tous les chevaux de l’Europe de l’est. Sa chute consumée, il n’y en a pratiquement plus un seul digne de ce nom sur le territoire russo-polonais et un pays sans chevaux, c’est un pays désarmé. Un oukase du tsar ordonne donc en 1817 que soit créé à Janǒw un haras de reproduction de chevaux arabes, anglais, perses, turcs, danois et autres, prélevés sur ses propres troupeaux.
C’est donc ici.
Nous descendons une petite route fort ombragée et nous pénétrons dans le haras par un portail assez étroit. On dirait une vaste propriété seigneuriale. En fait, c’en est une, mais d’Etat. J’apprendrai bientôt que ce haras c’est aussi une exploitation de plus de 2000 hectares, dont une moitié en pâtures et l’autre en terres cultivées de céréales et plantes fourragères.
Il flotte dans l’air cette odeur tiède des bestiaux, de la paille et du foin. D’énormes tilleuls bordent les allées et des prairies s’étirent tout alentour, entrecoupées de haies sauvages. De magnifiques pur-sang y broutent. Les écuries sont de belle facture aussi, des bâtiments blancs où le soleil oblique irradie. On les dirait posées un peu n’importe comment dans toute cette végétation déclinante, haute en couleurs. Un ordre doit y présider qui m’échappe.
On m’explique. Chaque écurie a son histoire et sa fonction. Là, sont les jeunes, là, les mères, là, les étalons, là, les vieux qui ne servent plus à rien, là, l’infirmerie vétérinaire, là, la maternité. Plus loin, un peu à l’écart, c’est le cimetière. Dans un bois. Avec d’énormes pierres rondes, presque des mégalithes, chacune portant une plaque. Reposent ici les plus célèbres chevaux de Janǒw, ceux qui ont gagné des concours prestigieux. Les imperfectibles de la forme et du mental. Les absolus de l’eugénisme chevalin. Je calcule qu’un cheval vit en gros de vingt à vingt-cinq ans.
J’entends le garçon blond avec des taches de rousseur qui nous a pris en charge et nous guide. Ses phrases interminables sont faites de mots rapides. C’est ce qu’il me semble. Je le regarde. Je compte ses dents. Deux en bas, trois ou quatre en haut. Ses yeux sont ceux de la bonne humeur et de la gentillesse. Il fait de longues pauses pour que D. ait bien le temps de me traduire. Les cataclysmes de l’histoire, que j’ai appris, des qui se sont passés chez nous aussi et des spécifiques à ce coin de terre, à nouveau hantent le lieu. Je me dis que c’est bien normal. Guerre, conquête, occupation, attaque, révolte, tout ça eût été impossible sans les chevaux. Je jette un coup d’œil sur le troupeau qui pâture paisiblement, à deux pas de nous, de l’autre côté de la clôture. Au moins, ils ne font plus la guerre, ceux-là. Ils ne finiront pas éventrés par un boulet de canon sur un champ de bataille ruisselant de sang. Ils sont là pour assurer la pérennité de la race et pour les concours de la beauté pure.
De l’art pour l’art en somme.
Des hommes du monde entier viennent acheter de ces spécimens aux grandes ventes aux enchères du 15 août. Des riches et des célèbres, dont Charlie Watt. Grâce à Alexandre 1er, ou plutôt grâce à Napoléon exterminateur de chevaux, qu’il a de beaux étalons, le batteur des Rolling Stones ! Ça relativise drôlement les relations de causes à effets en histoire. Ç’est ça le monde des hommes. Leurs ambitions et leurs appétits pétrissent les choses. Hier ces chevaux n’avaient de valeur qu’en tant que des armes pour tuer, attaquer ou se défendre. Ils sont aujourd’hui des objets d’art, trots particuliers, queue levée, naseaux comme ça, sabots comme ci et leur race n’est pérennisée que pour la beauté minutieuse des critères de perfection, invisibles à l’œil nu du néophyte. Ils sont des icônes.
De deux choses l’une, expose le garçon à la denture approximative : Pendant les guerres, les chevaux sont laissés à l’abandon ou alors ils sont réquisitionnés pour le transport et le champ de bataille.
Je me demande si ce brave gars est content de nous expliquer, à moi surtout venu de si loin pour l’écouter, ou s’il est pressé d’en finir et de s’en retourner au vif de son sujet : les chevaux présents. Il y a un décalage énorme entre cet homme qui s’occupe chaque jour de chevaux bien en chair et moi qui veux qu’on me parle des chevaux morts il y a deux siècles. Je trouve qu’il parle vraiment vite. Ça doit être terrible pour lui qui raconte en sachant pertinemment que je ne comprends rien. Je me demande aussi si ce n’est pas pour tout ça qu’il parle si vite. Il fait confiance à ma traductrice. Pourtant, quand il parle, c’est moi qu’il regarde. Comme s’il avait deviné que c’était moi qui avais voulu venir là. Comme s’il pensait aussi qu’une jeune et belle compatriote, ça s’en fout complètement des grandes tueries de l’histoire du cheval.
La première étape du développement du haras s’achève après l’insurrection patriotique de 1831, qu’il dit.
Terribles émeutes. A l’ouest, on ignore à peu près tout de ces révoltes armées du peuple polonais pour tenter de retrouver sa carte d’identité. Il y eut celle de 1863. Toutes les deux sauvagement réprimées dans le crime et le sang. On dit parfois que les Polonais sont paranos, en dessous, renfermés. Qu’on y regarde à plusieurs fois. J’imagine les Français avec leur pays rayé de la carte et leur langue interdite pendant cent-vingt-trois ans. J’imagine l’humiliation transmise de génération en génération, nous qui n’avons pas tout pardonné des guerres de cent ans aux Anglais ! En plus, les Polonais ne sont pas vraiment comme ça. Ils sont ailleurs. Il me semble que les exigences du monde moderne ne pèsent pas lourd sur leurs épaules. Ça les rend inciviques, tricheurs impénitents, la désobéissance érigée quasiment en devoir moral. Car elle fut longtemps liée à la survie, la désobéissance.
En 1831, donc, pas question de laisser à la portée de ce peuple de quoi équiper tout un régiment de cavalerie rebelle. Le tsar ordonne la fermeture du haras qui ne sera rouvert que cinquante ans plus tard.
Le guide ne dit ni pourquoi ni par qui. Peut-être l’ignore t-il lui-même. Il fait une pause le temps de la traduction. Il ajoute cependant - je l’apprendrai un peu plus tard- avec un geste vague en direction du rideau d’arbres situé à quelque deux cents mètres et qui marque la fin du territoire polonais, que les Russes ne changeront jamais. Poutine est un salaud de tsar. Il en veut terriblement à Poutine pour l’embargo sur la viande polonaise. Il me semblait effectivement avoir entendu Putin. Mais je ne pouvais pas faire le lien avec les chevaux. D’ailleurs, il n’y en avait pas. C’est souvent comme ça. Ça tombe comme des chevaux, des cheveux je veux dire, sur la soupe.
Comme les félonies de l’histoire sur leur destin.
La suite bientôt...
10:30 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature | Facebook | Bertrand REDONNET
Commentaires
J'oublie aujourd'hui avec ton billet les bruits des guerres passées et présentes .... Je ne retiens aujourd'hui que les images des chevaux galopant en liberté.... J'ai une vraie passion pour les chevaux et mon coeur me porte vers les petits Camargue couleurs de sel aux regards si doux...
Mais en te lisant je voyage en Pologne, je chevauche jusqu'à toi pour t'emmener le grand soleil de mon pays et les + 12° qui accompagnent ses rayons...
Écrit par : Débla | 16.01.2009
+ 12°, c'est les tropiques, chez toi !
Amicalement
Écrit par : B.redonnet | 16.01.2009
Sous la beauté des lieux, les odeurs animales, les odeurs des foins, la chaleur de l'été, la beauté des chevaux percent, suintent les autres vérités, les autres réels, plus crus, plus noirs, les odeurs du sang de l'histoire, les chevaux de la fière cavalerie polonaise abattus par milliers sous le feux saccadés de l'aviation allemande devant Varsovie... merci pour votre récit plein d'émotions vraies et contradictoires...comme la terre polonaise que vous respectez si bien et que vous nous faites découvrir et sentir autrement que les scribouillards fin de race des médiacres de l'Europe de l'Ouest !
Salut à vous et à votre passion pour le vrais.
La colline de Ménilmontant et les fantômes des cavaliers de la Commune, toujours emmenés dans leur course folle et sans espoir, contre les canons et la mitraille des Versaillais, par leur chef le Général Jaroslaw Dombrowski, enfant généreux de Jitomir, se joignent à moi pour ce salut tout parisien. Philip
Écrit par : Philip Seelen | 18.01.2009
Et la fuite éperdue en galopade de cette horde de chevaux fières symbolise bien tout refus de toute domination brutale de l'homme sur toute vie...
Écrit par : Philip Seelen | 19.01.2009
Ah Philip, heureux de vous revoir pousser la porte de cette maison où vous êtes aussi chez vous ! Et merci, un grand merci de tout coeur de citer ici Jaroslaw Dombrowski. Ca m'émeut beaucoup. Oui, Dombrowski, qui participa à l'insurrrection polonaise de 1863 contre les Russes, qui fut capturé et envoyé en Sibérie d'où il parvint à s'évader. Dombrowski, général et rebelle, qui épousa la cause de la Commune et mourut sur les barricades de Paris.
En face de lui, l'ignoble, le traître, le sanguinaire, la charogne dont on nous dressait à l'école un portrait de héros.
J'ai nommé le putois Mac Mahon !
Écrit par : B.redonnet | 19.01.2009
En fait, on me signale que Dombrowski s'écrit Dąbrowski, le a cédille se prononçant "on";
Amitié
Écrit par : B.redonnet | 19.01.2009
Et sûrement qu'on vous signale juste, je pense que nous parisiens en adoptant Da(cédille)browski, excusez moi donc, Bertrand, je n'ai pas le clavier polonais, nous avons aussi francisé l'écriture de son nom, selon notre bonne vieille habitude d'universalisme à tout crin....Tschüss l'Ami, la Seine passe un peu de ses eaux encore courantes au Bug englacé. Philip.
Écrit par : Philip Seelen | 19.01.2009
Oh, mais Philip, moi-même avec mon clavier polonais, je francise outrancièrement. Un truc marrant, les Polonais font de même pour Chopin qu'ils écrivent parfois Szopen, c'est-à dire qu'ils polonisent un patronyme français, bien de chez nous-autres...
Amitié
Écrit par : B.redonnet | 20.01.2009
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