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27.05.2008

L'homme de Gnojno - Extrait texte en chantier -

Donc, sitôt prévenu qu’on frappait à la porte de son gîte, le fermier de Gnojno était accouru.
C’était un homme haut et étroit, les traits durs et un long nez rocailleux. En dépit de cette rudesse, le regard était bleu très clair et miroitait agréablement. Dès qu’il sut que nous écrivions un livre sur la région, il nous invita  sur un banc fait de deux planches à l’état brut faisant corps avec une table tout aussi sommaire. Le tout posé sur un plancher bancal qui se voulait une véranda.
Ses parents étaient venus d’Ukraine après la guerre, des environs de Lwow.  Poussés vers le Nord-ouest, mais pas beaucoup, quelque deux cent kilomètres. Et il se mit à évoquer l’Ukraine avec ses yeux bleus qui vacillaient légèrement et le bras vigoureusement tendu qui montrait l’est. Et tandis qu’il racontait, je le regardais interloqué. Moi l’étranger, j’étais venu voir un autochtone et j’étais assis devant un gars qui ne se sentait pas chez lui, là, à Gnojno, et qui parlait de son déracinement et dont la voix monocorde, je le sentais bien, était tout empreinte de tristesse.
Il inversait joliment les rôles et sans doute avait-il raison. Car moi j’étais tout de même là de mon propre chef, tandis que lui, c’étaient les chambardements frontaliers qui l’avaient échoué dans ce village comme les tempêtes échouent sur les plages les algues et les ordures qu’on jette par-dessus bord des navires. Mais les détritus, ça se ramasse, ça se conditionne, ça s’élimine. Lui, soixante ans après, il était resté tel qu’aux premiers jours échoué sur le même sable.

Il dit encore qu’avec les communistes, il avait trois vaches, un cheval, un cochon et des poules et, par-dessus tout, une paix royale. Personne ne venait fouiner dans ses affaires.
Maintenant, il avait une vingtaine de vaches, une trayeuse électrique et il vendait tout son lait à la laiterie. Le lait devait être comme ci et pas comme ça, il avait fallu faire des évacuations, des aérations, des vaccins, des prévisions et il n’entendait rien à la paperasserie qu’on lui demandait. Et puis au final,  il n’avait pas plus de sous qu’avant avec des tonnes d’emmerdements en plus. Alors ? Hein ? A quoi ça avait servi tout ça ?  Hein ?
Il posait la question en se penchant en avant. D balbutiait liberté, droit des gens, démocratie…Il haussait les épaules, hautement moqueur mais sans aucune brutalité.
J’ai appris beaucoup de cet homme. Que d’autres petits paysans par leur discours sont venus vérifier par la suite. J’ai découvert en quoi, peut-être, résidait la force pérenne des dictatures. Pour ce paysan, comme pour bien d’autres, le communisme, tel qu’usurpé à l’est, c’était le droit de faire ce qu’il voulait dans son jardin. Pourvu qu’il ne s’y enrichisse pas de façon trop ostentatoire, on ne lui demandait rien. Il  avait un gîte, de la pitance et la course du soleil pour éclairer les jours et compter les années. Le reste, la liberté d’écrire, de parler à voix haute, d’écouter, de lire, de voyager plus loin que la rivière, c’était affaires d’intellectuels, de penseurs et de gens des villes parce que leurs maisons, leurs rues et leurs usines étaient trop étroites. Le petit paysan, lui, il s’en fout de ces libertés-là. On ne lui a jamais appris à s’en servir alors leur privation ne le meurtrit pas. Le muselage intellectuel ne le touche pas. La vie est ailleurs. Elle se mesure au jour le jour, saison après saison. Elle se joue au printemps avec les labours et les semailles, l’été avec les moissons, l’automne avec le ramassage des pommes de terre et l’hiver avec la lutte obstinée contre le froid, la neige et le vent. Ce qu’il y a par delà ces rideaux quotidiens,  il ne faut pas s’en mêler. C’est de la politique et la politique…
La politique, ça fait des guerres et des morts.
Je pensais à la Makhnovchtchina. Que des paysans, incultes de notre point de vue. Pourtant vainqueurs de Dénikine. Et s’ils n’avaient été par la suite crapuleusement égorgés par Trotski lui-même, qu’auraient-ils fait de l’unique expérience anarchiste au monde qu’ils avaient mise en place en Ukraine ? Jusqu’où les tsars les avaient-ils volés et jusqu’où avaient-ils violé leur droit à l’existence qu’ils aient pris une part aussi cruciale, intelligente  et violente à la grande déferlante de l’histoire ?
Cet homme sec aux mains raboteuses, là devant moi, ce paysan d’origine ukrainienne, s’il était né seulement quelque trente ans plus tôt, aurait-il fait partie de l’épopée et été un compagnon de Makhno ?  J’étais sûr que oui, ça me plaisait d’en être sûr et je le regardais décliner ses phrases et ses mots de la nostalgie et je me disais que l’histoire, les luttes, les trahisons, les échecs, les vérités, les morts, les prisonniers, les réussites, les idéaux, les tactiques, les alliances, les buts, les systèmes, tout ça, c’étaient les hasards du réel, les leurres d’un prisme déformant et que les hommes n’entendaient rien, absolument rien à la mise en scène de leur propre destin.
Ils étaient des ombres.
Des balbutiements.

13:36 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET

Commentaires

Simplement dire que je me suis aventurée dans le chantier et que ça me plaît.

Écrit par : michèle pambrun | 06.08.2008

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