UA-53771746-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03.07.2007

Qui sait ?

Il venait de loin, le vent, et la glace des trottoirs était nue. Toute bleue aussi.
Je l’entendais briser son errance aux murs des immeubles et miauler au coin des rues, miauler si long que les lumières aux réverbères en flageolaient, effrayées.
Celles accrochées aux fenêtres orange, en face de moi, muettes, semblaient paralysées.
Il n’était pas si tard.
A l’est en décembre, c’est dans l’après midi que le jour démissionne. Après l’heure n’existe plus. Il fait noir.
C’est tout.
Et les mercures aux fenêtres suspendus descendent, descendent comme un vertige.
J’observais, absorbé, la nuit frigorifiée. Ça n’était pas la solitude, celle qui donne le tourment d’être trop loin, quand le monde est flétri sous nos yeux insipides.
Non. Quoique loin, très loin de ma racine, je me sentais malgré tout près de moi. J’interrogeais ce vent hurlant qui n’irait jamais jusques là-bas. Trop lointain. Il n’y avait pas  de souffle comme ça, chez moi.
Sur quelle plaine alors, dans quelle forêt, aux flancs de quelle montagne, aux murs de quelle ville somnolente allait-il abandonner enfin sa course et réchauffer son haleine ?

Mais de l’autre bout de la rue le taxi est venu, ses yeux jaunes aveuglés par la farandole neigeuse. Un homme est descendu. Il a chancelé puis il est tombé, sa tête heurtant brutalement la glace aussi luisante que le fil du rasoir. Un choc douloureux.
Une femme et la fillette se sont penchées sur l’épave évanouie, la  secouant, la suppliant.
Elles gémissaient dans le noir. L’homme était lourd et leurs efforts vains.
Une porte a claqué. La poigne pressée du chauffeur a relevé le pochard.
Qui s’est accroché à la femme comme la chaloupe à sa bouée, qui s’est amarré aux épaules, ses genoux qui pliaient. La fillette a pris la main de l’homme vacillant comme un bouffon, murmurante, implorante.
Lui, le taxi, s’est éclipsé au bout des rues, vers d’autres urgences de la nuit.
Alors ils ont marché tous les trois, l’un grognant, les deux autres geignant et le vent à leurs trousses qui miaulait,  miaulait si fort qu’on eût dit qu’il voulait les tuer plus encore.
Maintes fois la loque a failli sous son poids entraîner les deux êtres enlacés par la peur.
Sous le reflet grelottant d’un lampion, j’ai vu le filet à sa tempe qui coulait de la misérable blessure.

J’aurais pu être cet homme. Avant. La glace, la neige et ce vent-là en moins.
Un jour, elle aurait vingt ans, la fillette, et n’aimerait ni le vent, ni l’hiver, ni la neige, ni les taxis, ni le bleu de la glace moirant les trottoirs.
Sans savoir pourquoi, sans doute. Et elle le dirait en riant, qui sait, dans un jardin fleuri ruisselant de verdure, aspergé de soleil, un verre négligemment tenu à la main, entourée d’amis piaillards à la barbe niaisement naissante qui la trouveraient intéressante.

Naïf, les yeux sur la nuit, je ne cessais de demander quel mal rongeait cet homme.
Qui rongerait les autres, un jour…
Qui le retenaient pourtant de s’effondrer et qui firent qu’il ne gela pas là, dans le ruisseau transi, un soir où le vent hurlait sous mon balcon rêveur.

16:41 Publié dans Acompte d'auteur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature |  Facebook | Bertrand REDONNET